Le mythe du plaisir

Il est mille fois plus agréable de parler et de mettre en scène le plaisir que de l’accomplir. On n’a jamais autant parlé du plaisir comme s’il était devenu plus accessible malgré la difficulté de l’atteindre et de le réaliser. On oublie de dire que le plaisir entraîne son lot de désagréments qui font qu’on devient incapable de le reconnaître. Non seulement le plaisir entraîne une dépendance, mais il oblige à une dépendance ambiguë à d’autres. C’est le cercle infernal du plaisir qu’il faut renouveler à chaque fois.

Si le plaisir gouverne notre vie, pourquoi ne mettons-nous pas tout en œuvre pour le réaliser ? Pourquoi nous ingénions-nous à créer tant de contraintes ? Sans doute parce que le plaisir n’est rien sans les contraintes qui l’accompagnent. Le plaisir est le plaisir de la servitude : pour s’assurer de le trouver à sa place, on se met sous sa dépendance.

Le plaisir, secret et intime, est une impression de satisfaction qui ne dure pas. Le plaisir que l’on ne sait ni atteindre ni conserver est une quête qui fait des ravages dans la vie quotidienne avec les autres dont on attend constamment qu’ils nous satisfassent.

Un être sans désir sait mieux doser ses conditions d’existence qu’un être voué à son plaisir voyant son univers se restreindre considérablement. Le plaisir est l’illusion d’arrêter la vie à soi selon le principe d’une consommation immédiate. C’est un concept bourgeois, un idéal auquel tout le monde aspire, mais sans trop savoir comment puisque fugace.

Le plaisir est considéré comme la conséquence d’un travail, d’un effort voire d’une rouerie (celui qui est plus malin pense qu’il prend plus de plaisir que les autres). Il est souvent vu comme une récompense possible, mais non nécessaire à un cheminement plus ou moins pénible. En somme, il est la carotte qui nous fait avancer. Le chemin est long, difficile, parfois pénible, il aboutit à un sentiment d’existence si éphémère qu’il ne vaut que pour l’attente qu’il suscite.

Le plaisir n’est jamais perçu de la même façon. La rivalité du plaisir implique que chacun veut tirer à soi le maximum au détriment de l’autre. Celui qui est censé avoir le plus de plaisir est le gagnant de la vie. Comme il s’agit d’impressions momentanées qu’il est impossible de contrôler, le plaisir est un acte culturel et une conception de la vie.

Le plaisir de la femme est différent de celui de l’homme par la façon de l’évoquer. L’homme et la femme éprouvent des sentiments similaires avec des variantes infinies, mais ils ne les vivent pas de la même façon. L’homme est plutôt direct, immédiat, selon un cycle hormonal plus court. La femme a besoin d’une durée plus longue et d’un rythme plus lent (une femme peut être vive d’esprit et de corps, mais d’elle-même elle ralentit sa vivacité de peur d’être rejetée). Elle comprend mieux, mais il lui faut plus de temps : la brutalité du plaisir s’oppose à une sensibilité diffuse.

Pour se valoriser, on amplifie l’idée de réjouissance. Un couple basé sur le seul plaisir est voué à l’échec car le travail qui y mène est injuste et déséquilibré. Ce n’est pas l’absence de plaisir qui nuit au couple, c’est son rapport injuste. Il est inégalement équilibré puisque personne ne jouit de la même façon. Foncièrement injuste, le plaisir est élitiste, l’un courant après le plaisir de l’autre. Le plaisir sexuel se réduit à une jouissance personnelle qui ne tient compte de l’autre que pour sa satisfaction. Avec la mise en place de rituels, on entre dans le plaisir comme on entre en religion.  Je suis satisfaite donc l’autre est forcément satisfait, il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Le plaisir est définitif.

La rivalité du plaisir est une lutte de pouvoir. L’homme prend son plaisir sur une femme qui se sent lésée parce qu’elle n’y participe que secondairement. L’homme est convaincu qu’il est le maître du plaisir féminin. Le plaisir masculin se traduit par une prise de pouvoir sur la femme qui n’a d’autre choix que d’essayer de trouver tant bien que mal le sien propre. Si la femme impose son plaisir, l’homme risque de se sentir perturber. On en vient à se persuader que son plaisir est meilleur que celui de l’autre.

Le fantasme est le lien qui unit deux sensations. Le plaisir est la conjugaison des sens dans le fantasme, l’idée que l’on se fait de notre vie. Ressentant un manque, on fantasme ce qui paraît gâcher à notre satisfaction. Le plaisir est si éphémère et si subjectif, que sans fantasme, personne n’y penserait. Le plaisir justifie le fantasme et le fantasme alimente le plaisir. Le plaisir n’est pas seulement un instinct, c’est une idée que l’on se fait de notre intimité. Selon ce principe, on peut dire que le fantasme de la femme est masculin et celui de l’homme féminin.

L’amour réalise une plénitude de notre être en comblant la part qui nous manque, masculine ou féminine selon l’idée que l’on s’en fait. Une femme exprime le plaisir en termes quasi masculins alors qu’un homme l’exprime en termes féminins. Le fantasme exprime une globalité de notre être en nous offrant la partie manquante à tel point qu’il devient objet d’amour. La vision de ceux qui nous accompagnent s’apparente à un fantasme selon l’idée que nous nous en faisons. Le partenaire, choisi selon des critères qui appartiennent au fantasme, est celui qui accepte de jouer, au moins jusqu’à un certain point, le jeu de notre fantasme.

Nous fantasmons ce qui nous manque pour nous réaliser. Ce fantasme accompagne chaque instant de nos vies et de nos rêves, mais il trouve son paroxysme dans un état d’excitation sexuel ou autre. Le fantasme n’est pas une liberté, il revient sans cesse sur notre contrainte à vivre, c’est-à-dire ce qui manque à notre plénitude. En cela, le plaisir est un état de conscience chargé de nous indiquer ce qui nous manque pour être heureux. Plaisir de jouir ce que nous ne sommes pas. Quand le réel reprend le dessus, le fantasme est mis de côté, le plaisir devient impossible et l’être autrefois aimé est rejeté.

Le besoin de plaisir est proportionnel à un état conscient de manque. La sexualité catalyse l’expression du fantasme, mais elle n’est pas la seule. Tout ce qui éveille un sentiment d’extase provoque un sentiment de plénitude. L’orgasme est décrit comme une extase. Le plaisir intense nous donne l’illusion de sortir de nos contraintes.

Le sexe s’est accaparé une grande part des esprits depuis qu’il s’est libéré dans les mœurs. Ce sexe libéré devient la condition de notre libération, mais cette prétendue liberté s’accompagne d’une multitude de problèmes ignorés jusque-là. Ce que nous appelons liberté est la vision d’un sexe plus disponible et surtout plus docile. Le plaisir apparaît comme une victoire sur cet autre qui nous résiste.

La femme n’accède pas à l’orgasme quand l’homme n’en lui laisse pas le temps convaincu que son plaisir est lié à celui de la femme. Les problèmes de sexualité viennent de l’égoïsme du plaisir, c’est-à-dire de l’idée que l’on s’en fait en fonction de sa personnalité et non de celle de l’autre. Le plaisir échoue à la mise en place d’un ensemble d’échanges menant petit à petit à la jouissance de l’être, à savoir sa plénitude. Le vrai plaisir, c’est une conscience intime de l’autre.

Le plaisir n’est pas une source d’épanouissement, mais une satisfaction éphémère sur laquelle on ne peut rien bâtir. Une femme sans orgasme peut se sentir complexée si elle pense que cette absence vient d’elle. Dans le monde de la consommation, la privation de plaisir et de jouissance est vue comme un trouble mental. En réalité, une vie sans jouissance laisse plus de place à la tendresse, à l’attention, au partage, en somme à l’art de la vie.

Le plaisir est une brutalité égocentrique alors que la vie sans plaisir se tourne vers plus de raffinement et une plus grande sollicitude d’autrui, ce qui fonde la réalité d’une femme. Le plaisir est un mythe masculin qui est passé à la femme qui se croit libérée. La femme plaisir est un fantasme d’homme, celui d’une femme superficielle vouée à son seul contentement, mais jouant néanmoins son rôle de ménagère et de mère.

Le travail de la femme est enveloppé de toute une sensualité, voire d’un érotisme qui rassure l’homme puisqu’elle reste à sa place. Le plaisir crée l’illusion d’un dynamisme alors qu’il s’agit d’une mécanique organisée selon les conventions de la société et de la morale, d’où l’importance du tabou qu’il faut surmonter. L’amoralité du plaisir est un leurre, apparaissant comme la part sauvage d’une organisation savamment structurée. Le plaisir est un acte social de contentement.

Le quotidien ennuyeux d’une vie médiocre et répétitive crée le besoin d’une évasion, espèce de soupape de sécurité, pour permettre de continuer à vivre l’existence qui est la nôtre. Le plaisir sert à justifier ce qui de notre quotidien doit durer. La tyrannie du plaisir en cela est quasi politique. Jouissez dans votre coin, mais surtout ne changez rien !

Une vie médiocre a besoin de plus de plaisir qu’une vie réussie. C’est quand on passe à côté de bien des choses que l’on se rabat sur le sexe procurant un plaisir facile et une intimité illusoire. Quelle femme n’a jamais rencontré un ancien amant en se demandant comment elle a pu entretenir une relation avec lui ?

Au nom du plaisir, on en vient à tout accepter. On se lâche, on joue à être libre, on passe à côté de tout, on devient esclave de désirs évanescents. La course effrénée au plaisir cache une détresse terrible. On parle de sexe et de plaisir, on se vante de performances, mais on oublie la souffrance qui existe derrière cette prétendue jouissance du sexe. La drogue, la prostitution et la pédophilie sont des business contrôlés par les mafias. L’apologie d’une vie facile sombre dans l’horreur d’une dépendance ruinant l’existence. Cessant d’être le moyen de révéler notre être, le travail devient une corvée. La recherche du plaisir fait le vide autour de nous.

Une femme vouée au seul plaisir est une femme masculinisée centrée sur sa seule satisfaction.

Le plaisir est une vantardise prétendant savoir mieux vivre que les autres. Jamais pleinement réalisé, il est une source d’insatisfaction permanente. Le plaisir sexuel ne débouchant sur rien, il se traduit par la répétition de sensations certes agréables, mais qui finissent par décevoir. Une fois déçu, le conjoint devient inutile et bon à changer. Le complexe de plaisir est ce sentiment consistant à croire que l’on manque de plaisir par impuissance. On est responsable de son malheur puisque l’on ne trouve pas son plaisir avec l’autre. L’incapacité au plaisir est une rancœur de l’autre.

Le plaisir féminin est le partage de son être avec autrui. Si le sexe vient parfaire une relation d’échanges, il ne peut à lui seul être détenteur du seul plaisir. Une femme vit heureuse en partageant son intimité avec l’être aimé, ses enfants et son entourage. Une mère équilibrée trouve son plaisir dans son quotidien familial, social et professionnel. La vie offre une source infinie de joies pour celle qui sait les voir.

Le plaisir décrit comme une espèce de limite entre le malheur et le bonheur est un leurre. Il n’est pas la récompense du malheur, mais une raison de le vivre. Il justifie une adversité qu’il rend impossible à dépasser. Le plaisir enfonce l’être dans un univers de dépendances et d’insatisfactions. C’est surtout quand tout va mal que le plaisir prend sa prérogative sur tout le reste.

Qu’y a-t-il comme autre plaisir que la vie elle-même ?

Humer un parfum, prendre son temps, écouter, découvrir, aimer, déguster, admirer, donner et recevoir, tout appartient à une même réalité, la satisfaction de surmonter nos contraintes et ce sentiment d’épanouir sa personnalité.

La joie est une sensibilité de la vie, une tendresse, une lecture, une caresse, une respiration, un peu de chaleur, une idée, un bonheur, une différence, un rire, une émotion, un arôme, une volupté, une vision, une compréhension, une musique, une subtilité ou une rencontre. Ramener le plaisir à une jouissance est un dénis de tout ce qui fonde le plaisir, celui de partager.

L’épanouissement de l’être en le révélant à sa plénitude offre une conscience capable d’abattre n’importe quelle dictature. Ceux qui se terrent dans un petit coin de plaisir finissent par sombrer dans toujours plus de rancœurs. Dans le plaisir, l’homme et la femme sont des objets rivaux qui s’associent, dans le bonheur, l’homme et la femme fusionnent.

Le plaisir est l’obsession de ce qui nous manque, la joie est le bonheur de ce que nous avons.

Comments
2 Responses to “Le mythe du plaisir”
  1. PetitScarabee dit :

    Le plaisir peut aussi être la conséquence de souffrances mal vécues dans le passé, et donc la résultante peut être la « peur de la souffrance ». Le véritable épicurien n’est pas le jouisseur, le dévoreur de sensations et de plaisirs, mais au contraire, la recherche du réconfort dans le plaisir, de peu de devoir affronter des choses qui lui rappellent des souffrances.

    Le plaisir, ce peut être aussi la peur de la mort. La recherche du plaisir ne devient donc juste que la recherche du signal indiquant que non, nous ne sommes pas mort, et oui, un dernier plaisir était possible juste avant de risquer de mourir (alors qu’il n’y a pas de danger, mais ce peut être inconscient)

    Enfin, le vrai plaisir, c’est certainement l’idée de pouvoir faire plaisir. N’est-il pas plus agréable d’offrir un cadeau que de le recevoir ? Le plaisir de la personne sera le plaisir de l’attention, et celui qui offre, la recherche de l’étincelle de plaisir chez autrui. Une émotion, un partage. Dans l’acte amoureux, faire plaisir à l’autre peut devenir un jeu addictant, bien plus prioritaire que son propre plaisir, et comme il est partagé, la boucle est bouclée. Faire plaisir à l’autre, avec douceur, amour, complicité, est certainement l’un des plus beaux cadeaux que l’on puisse faire à l’être aimé.

    • cieljyoti dit :

      peur de la souffrance et peur de la mort me paraissent être des éléments philosohiques importants pour parler du plaisir, tu as raison à mon avis. est-ce que l’absence de plaisir entraîne une souffrance et le plaisir est-il la guérison de la souffrance ? courre-t-on après le plaisir pour fuir la mort ? ce sont de vraies questions en effet. merci pour tes précieuses remarques )))

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