Le mythe de la honte
La honte fait partie de ces mots qu’on emploie sans trop savoir ce qu’il signifie. C’est un sentiment que tout le monde connaît, mais que chacun s’approprie en lui donnant le sens qu’il veut. Elle est liée à un déshonneur. Définir la honte, c’est donner l’idée que l’on se fait de son honneur selon sa culture et son environnement social. Il est honteux d’aller à l’encontre de l’image que nous nous faisons de nous. La honte est un phénomène social impliquant le regard inquisiteur de l’autre. Comme tout ce qui est social, la honte se partage facilement même si personne ne sait au juste ce que l’on partage. Jusqu’où peut-on aller à se montrer aux autres sans qu’ils en perçoivent une gêne qui nous revient sous forme de honte ? On devient honteux quand on expérimente une image différente de celle que l’on accepte de nous. Cette honte se trouve donc à la limite de notre être marquant un territoire qu’il devient dangereux de dépasser. Il n’est pas simple de trouver ce dont nous avons honte ou qui nous fait honte parce que personne n’accepte ses propres limites.
La honte touche la partie secrète de notre être que nous décidons de révéler aux autres. Elle est une atteinte à l’intimité que nous voulons partager. Se présentant sous la forme d’une humiliation liée à un sentiment de remord et à une impuissance paralysante, la honte nous place dans la solitude de nous-mêmes, dans un repliement et dans ce que nous considérons comme un rejet des autres. Elle est un refus face à l’intériorité que l’on veut faire reconnaître. C’est dans une exception qu’on rencontre la honte, mais elle prend une telle dimension qu’elle s’empare de tout notre être. Elle nous place dans la restriction qu’on veut révéler et qu’on ne peut pas divulguer aux autres. Montrer ce que tout le monde possède, mais de façon erronée, peut provoquer le ridicule et la moquerie, mais pas réellement un sentiment honteux. La honte touche l’intimité que l’on veut montrer. Je peux penser tout ce que je veux, mais je ne peux exprimer que ce qui est recevable par les autres sous peine d’être rejetée. Qu’elle est la limite entre mon intimité et ce que l’autre peut en percevoir sans se moquer de moi ? Jusqu’où puis-je aller pour mieux exister ?
En dehors de la violence et du viol qui sont des cas extrêmes avilissant la féminité par un acte barbare et lâche, la honte m’apparaît comme un sentiment social subjectif. Certaines femmes montrent leur nudité sans la moindre gêne, d’autres en sont incapables. Dévoiler son intimité à son insu est très grave, mais c’est ressenti plus comme une agression que comme une honte. Dire une bêtise, se montrer moins belle qu’on ne le désire, rater un examen, c’est vexant, mais ce qui est montré, même si on ne l’aime pas, c’est ce que l’on assume de soi. On se trompe aujourd’hui, pour ne pas avoir à se tromper demain.
Ce qui peut paraître normal pour l’un, est révoltant pour l’autre. Tout dépend de sa culture et de son environnement. Tout peut devenir honteux et tout peut échapper à la honte. On peut se sentir humiliée, méprisée et moquée sans provoquer la honte. Qu’elle est donc la limite entre l’humiliation et la honte, telle est la question que je cherche à élucider dans cet article.
Chercher à se montrer, c’est supposer que l’on possède quelque chose de suffisamment singulier pour attirer le regard des autres. On place un doigt sur un aspect de son existence pour en cacher un autre. C’est une forme de narcissisme visant à masquer tout ce qui ne nous convient pas. Celui qui a beaucoup à montrer échappe à la honte car il peut changer de registre. Rebondir sur l’adversité est le gage d’une santé mentale et d’une maîtrise de soi suffisante. La honte est donc une fragilité intime. L’orgueil est une faiblesse quand il reste incapable de se réaliser. L’être détaché s’attache moins aux aspects de sa singularité qu’au fait qu’il peut facilement les modifier. La honte évoque un sentiment de dépendance. On peut faire une erreur, mais si on est en mesure de la corriger, on passe très vite à autre chose. C’est dans ce que l’on est incapable de faire évoluer que se pose le problème de la honte. L’humiliation me blesse, mais elle me permet de comprendre mes erreurs et de les corriger. L’humiliation me fait sortir de moi, la honte m’enferme en moi.
Pour avoir honte, il faut une action suffisamment lente pour qu’on puisse en prendre conscience. La honte est la conscience malheureuse de ne pas être à la hauteur des autres soit par manque de capacités physiques, culturelles ou sociales. Une tare physique, une dépendance dégradante, une incapacité mentale ou physique sont autant de causes à un éventuel avilissement, mais n’aboutissent pas nécessairement sur elle. Une fois localisé son défaut, on s’ingénie à ne montrer que sa qualité.
Internet permet le déballage du voyeurisme et du plaisir de se montrer. L’électronique favorise une valorisation de soi en offrant la possibilité de se montrer grâce à la vidéo. Il est agréable de penser que sa singularité est un spectacle que d’autres peuvent apprécier. Le succès de la vidéo tient au fait qu’elle supprime des pans entiers de notre perception. Il est plus facile de tenir un rôle devant une caméra que devant un public. On se montre sans limite quand on sait qu’on peut tricher en cachant tout ce que l’on sait ne pas convenir aux autres. Plus on se sent en sécurité, plus on a envie de se montrer aux autres.
La honte est proportionnelle à la valorisation que l’on s’est construite dans sa tête et qui n’est pas confirmée. On culpabilise pour une faute que l’on s’attribue, on a honte pour une qualité que l’on se confère. La honte touche ce mérite approprié à tort et qu’on révèle naïvement aux autres. Elle est le mensonge qui se dévoile comme tel aux yeux des autres. Ce qu’on prenait pour source d’admiration devient objet de déshonneur. Plus haute est l’opinion que l’on se fait de soi, plus bas on risque de tomber aux yeux des autres.
N’étant pas la plus parfaite des personnes, je sais bien que je suis habitée d’imperfections et je ne peux essayer de les corriger que si on me les montre. Je n’apprécie pas plus que ça qu’on vienne me dire que j’ai complètement faux, mais je pense que c’est si personne ne me le dit et que je finis par m’en apercevoir moi-même, je vais me sentir honteuse de ne pas avoir su corriger ce que les autres ont déjà su faire. C’est quand je ne suis pas sûre de moi que j’essaye de provoquer mon incertitude chez les autres pour voir leurs réactions et m’y adapter. Ces gens qui dévoilent un semblant d’intimité, c’est comme ça que je les perçois. Et s’ils font ça, c’est qu’ils n’ont pas trouvé ailleurs la réponse qu’ils cherchent. Mais le jeu est dangereux si on n’a pas le recul nécessaire : se lancer sur la place publique sans en connaître les règles entraîne des catastrophes.
Un garçon qui demande après un acte d’amour si c’était bien, veut qu’on le conforte dans sa virilité. On peut lui dire que c’était génial, mais on peut choisir, avec diplomatie, de lui faire comprendre qu’il peut faire mieux. Il sera vexé, c’est sûr, mais avec amour, il fera tout pour essayer d’accéder avec plus de tact à la sexualité féminine. En revanche, s’il se conforte dans sa fausse virilité, un jour ou l’autre il sera confronté à des problèmes qu’il ne sera plus capable de dépasser.
Montrer en public ses parties intimes, je trouve ça ridicule, mais si une personne choisit de faire ça, je suppose que c’est pour elle un moyen de se sortir d’une existence anodine. Ce que je suis est affreusement banal, mais si je montre mon intimité, je deviens une personne remarquable. Où commencent et où s’arrêtent vie privée et vie publique quand on montre ce qui semble nous appartenir en propre ? C’est à mesure que l’on voit combien ce que l’on prend pour notre intimité est partagé par les autres qu’on recule les limites de la vie publique. La honte de ne pas se trouver à la bonne place et de la meilleure façon révèle aux autres son imposture à vivre. Non seulement on se trompe, mais on trompe les autres. La honte surgit là où l’on comprend que l’on s’est trompé sans pouvoir rien y changer.
On tombe sur des gens qui ne répondent à aucun de nos appels. Restant indifférents à tout ce que l’on est, on décide de montrer plus de soi sans rencontrer plus d’écho. Cette insensibilité des autres nous rend malade. On s’engage plus avant dans le déballage de son être jusqu’au moment où l’on se trouve confrontée à une réaction imprévisible de rejet. On est allée trop loin, on s’en aperçoit dans la moquerie de nos censeurs. On trouve la honte de son impuissance à exister.
La honte apparaît dans ce que nous sommes incapables de changer de notre personnalité. Dire une sottise n’est pas honteux en soi, mais rester incapable de la corriger, c’est montrer sa faiblesse aux autres, c’est avouer qu’on est une idiote ! Pareil pour un défaut physique impossible à cacher nous mettant d’office dans la catégorie des moches voyant leurs copines partir avec un mec alors qu’elles restent seules. On se sent affreusement honteuse parce qu’on ne peut rien y changer. En m’engageant dans la vie, en suivant son mouvement, je parviens à modifier ce que je peux changer, j’échappe à la honte, sinon j’y plonge entière.
La honte est le désespoir d’un mauvais sort qui nous accable sans pouvoir s’en dégager. Elle est proportionnelle au besoin d’être admirée. Elle est donc l’échec de l’admiration à laquelle on pense avoir droit. La honte nous plonge dans l’impuissance angoissante de notre être.
Tain Céline ! ça envoie du bois ton article… Je ne me positionnerai pas sur le fond. Il faudrait travailler autant que toi tu l’as fait… Dommage que ce ne soit pas un peu plus concis…. Mais en même temps, on suit les méandres de ta pensée et c’est ce que je trouve intéressant : un voyage sur les chemins escarpés de ta reflexion… complexe, exigeant et salutaire pour l’intellect. Merci donc.