Céline teste le diable pendant 15 minutes

Passoires de certitudes, les églises désemplissent. On y entrait pour l’éternité, on y est de passage. Les convictions s’affichent en minijupes, elles ne se cachent plus derrière le temps. Le diable ne fait plus recette, chômage partiel, un pacte de 15 minutes suffit à le rendre jubilatoire.

Giotto, Le jugement dernier, 1305

Des projets qu’on traine une vie. Un wagon sur ses rails dans son train-train quotidien. Des amours qui rapetissent, des haines qui s’allongent. Une lassitude qui n’en finit pas. De sanguinolents haillons d’âmes pendouillent négligemment aux ferrures du vent. On enfile son manteau de supplices, ajuste son chapeau de maléfices, on se maquille d’impostures, on s’abreuve de vertus pour masquer la tromperie. La crainte d’être effacé, balayé d’un rot, la peur de passer à côté de sa vie. Suivre la première promesse venue. L’injustice est le sang du diable.

Le pendu ne s’étire pas, il se sait attendu. En désarroi, visage angélique, candide, mélancolique, un inconnu s’est proposé de l’aider. Don du ciel, il a accepté. Le voilà au bout d’une corde, pathétique, agonisant. Rien ne le retient. Un doute. La douleur aigüe crache du sang dans son dernier souffle. Le chemin vers le bonheur est court quand il connait la route. Il l’a cru. Il avait promis vingt ans d’insouciance, vingt jours plus tard, il est venu chercher son dû. Il ne croit plus en rien. Il lui a tout donné, charme, richesse, succès, il a tout repris. Sa fin n’est pas un salut. Les ténèbres peuvent attendre.

Canavesio, Judas pendu, 1492

Aminci, ses joues se sont creusées, devenu beau, méconnaissable, il a fait naître une nouvelle personne. Le ventre, gonflé de résidus refusant de s’évacuer, le corps se remplit de matières délétères. Sa splendeur est ravinée de colères, ses yeux profonds suintent de haine, sa bouche délicate est hargne, raillerie et insulte. La langue chargée, l’haleine fétide de miasmes pestilentiels. Il sent dans son être un étranger s’y promener, le frappant sauvagement, le brulant, le mordant. Sa voix mélodieuse, grave et menaçante, s’empâte d’un érotisme sordide. Il rêve de fornications bestiales. La moindre contrariété éructe en aigreur lancinante. Ce qu’il montre, il le souffre. Un effleurement est glacial. Il fait peur. Il se sent coupable, il veut tuer. Une corde.

Tout a commencé hier. Un numéro gagnant, la folie des grandeurs, une chance qui n’en finit pas, l’agonie. Il est là, à rôder autour de lui, lui inculquer d’étranges envies. La banalité le comblait, il veut l’extrême. Une impitoyable mécanique de désirs fous. Une litanie de ses vœux les plus chers réalisés. Cette révélation, tu deviens dieu pour les autres. Puis un jour, plus rien.

Goya, L'exorcisme, 1798

Ce n’est pas n’importe quelle pomme, celle du savoir, la pomme de discorde, un savoir se heurte à un autre savoir. Personne ne sait ce qu’est le bien et le mal. On l’apprend à ses dépens. Havvah, Ève, du verbe hébreu hayah, vivre, la femme est la vie. L’homme pense, la femme agit. Tout est dit. Agir, c’est faire mal, déranger l’ordre du monde. Entre l’acte et la matière, une étincelle. La vie casse tout. Cette femme qui agit, elle fait mal. La femme a mis du temps avant de comprendre que la pomme, c’est elle. Tout le monde s’accorde à dire tout le mal qu’on pense du bien. Ce mal qui vient d’un conseil qu’on croit avisé. Une pomme est bonne pour la santé. La santé est bonne pour qui ?

Pourquoi un animal rebutant, sous prétexte qu’on le dit rusé ? Asmodée, « fureur de mort », aime la luxure. Intendant des enfers, il joue à en perdre raison. Il possède les trois têtes de buffle, d’homme et de bélier, la queue d’un serpent, les pattes d’une oie et les ailes de chauve-souris. Ce genre de gars à qui on offre son âme au premier coup d’œil. Il rêve de géométrie et d’arithmétique, de carrés et de chiffres ronds. L’enfer est géométrique. Une intime complicité avec la nature. Identifié à Samaël, « venin de dieu », l’ange de la mort, il est le serpent tentateur, il n’a rien trouvé de mieux, c’est lui qui apparaît en premier. De son union avec Ève nait Caïn, faible, envieux, assassin.

Les frères Limbourg, Très riches heures du duc de Berry, L'enfer, XVè

Expert scientifique, le diable est aussi un artiste. Il fascine. Alternant laideur monstrueuse et beauté fatale, son registre est étendu. Il adore les ponts. Sans doute, un souvenir d’enfance. Le pont est surhumain, si étroit que ceux qui sont chargés de péchés ne peuvent qu’en glisser et tomber dans l’abime. Il aime bâtir et organiser. Jongleur adroit et talentueux, volonté de maîtriser la matière. Fin psychologue, rien ne lui échappe.

L’enfer, savoir les autres heureux quand on ne l’est pas soi-même. Écraser de morgue ceux qui n’ont rien. Un magasin de luxe, des vendeuses polies à l’émeri. Un endroit pour rêvasser, un envers pour dépenser. Ce sera quoi pour madame ? Tout ce qu’il y a ici me suffit aujourd’hui. Je n’en ai jamais assez. Je suis hantée par ce que je n’ai pas. Et madame paye comment ? Avec de l’or, mon coffre en est rempli. J’ai plus de mal à le vider qu’à le remplir. Donne lingots d’or contre âme, j’ai pris sans réfléchir. Il faut dire, une âme nue ne vaut pas grand-chose.

Max Ernst, La toilette de la mariée, 1940

Le Léviathan, terrifiant monstre marin, énorme serpent bardé de crocs gigantesques, garde l’entrée des enfers. Un colossal escalier conduit à sa gueule béante. Il avale les âmes. L’énergumène fait sensation. L’homme a été modelé à l’image de dieu, il n’a pas été taillé pour affronter les rigueurs de l’existence. Quand il est de mauvaise humeur, il fait sa gueule des ténèbres d’où surgissent les démons. Il y pense si fort qu’ils deviennent vrais. Le démon déchire, il ne sait rien faire d’autre. Des lambeaux de chair, il se fait une parure de mâle. Un vieux bouc puant du bec. Le mal a une odeur que le bien ne supporte pas. Ça sent si mauvais qu’on se sent mort. Le Léviathan revient le jour de l’Apocalypse, « mise à nu. » L’amour, n’est-ce pas se mettre nu ?

Anonyme, La bouche de l'enfer, 1440

Serré les uns contre les autres, chacun s’épie, le moindre mouvement empiète sur le territoire d’un autre, des conflits jaillissent comme une eau qui bout, une immonde promiscuité, des paroles hideuses, tellement de monde qu’il devient impossible de parler avec l’un sans éveiller la colère de l’autre, le moindre geste dérange un voisin qui le fait savoir avec brutalité. Une broutille est une guerre. Dépendance totale. Le chef hurle, personne n’entend. Un instant éphémère devient une pesanteur insoutenable. Des morves se répandent, rendant gluant le parterre de pierres aiguisées fissurant des plaies béantes. Une gadoue d’excréments. Il lacère son visage hideux de ses ongles noircis de suie de gestes rageurs faisant découvrir une face sanglante d’écorché vif.

Signorelli, Les damnés, 1502

Ne lui donner aucune prise, rester froide et imperturbable. Les mots sont jolis à vanter nos mérites et ceux à venir. Le diable est une parure pour le pêcheur. Le jour est orné d’orgueil, la nuit déguisée de désirs. Le corps bafoué d’apparences reprend ses droits. L’insignifiance acceptable devient un fardeau. L’ascèse du soleil fait place à la passion de l’ombre.

Parfum de tentation, l’antéchrist a mis son nombril trop haut. Conflit de personnalités entre plusieurs impostures. Il promet merveilles pour qu’on le suive. Mon mec m’avait promis qu’il m’aimerait toute sa vie, il n’a pas tenu promesse, j’ai dû changer d’antéchrist. Il tombe à pic, au moment où j’en ai besoin. Comme il paraît qu’il n’y a qu’un seul Christ, tous les autres sont des faux. Le pire, celui qu’on croyait parti à tout jamais, revient la bouche en fleurs. Le retour du mort vivant.

Il faut un haut d’un en bas. Ce qui disparaît, il faut le mettre quelque part. Ce qui encombre, si on ne peut le fourguer à un voisin, il ne reste qu’à allumer un bon feu de cheminée, l’enfer bon marché, la flamme purificatrice. La nuit est le repaire des monstruosités du jour. On voit l’abominable en plein jour, on le loge dans la nuit. Le crépitement de l’ardeur fait valser la folie du monde.

Il est aisé de se différencier d’un ange, il est pur, nous, non. Pour le démon, la tâche est ingrate. Ils sont impurs, nous aussi. Ils font le mal, nous aussi, ils sont méchants, jaloux, envieux, coléreux, avides, cruels, etc., on fait aussi bien. L’enfer est sur terre et nous en sommes les démons. Question de dosage. Le grand méchant, trop de sel, trop de sucre, trop de ceci ou cela, l’essence du mâle.

William Blake, L'ange Michel entrainant Satan, 1805

Il est malin dieu, en version française, il a mélangé mal avec mâle, un mal avec un chapeau et une nana. Quand on sait lire, passe encore, mais, à dire, on nage dans l’ambiguïté. Du pur mâle ou du pur mal ? Distraite, on écrit c’est un mâle pour un bien, les deux sont incompatibles. Ça fait mâle par où ça passe. Véridique. Quand le mâle ne s’impose pas, il devient invisible, cela lui fait-il trop mal ? La sorcière cannibale est dévouée au mâle.

Sans un chef digne de ce nom, on ne va pas loin, chacun fait son malheur dans son coin. Le mal inorganisé se dissout vite fait. Pour être crédible et durer, il s’organise. La hiérarchie du mal. La lutte du bien et du mal est une farce. Le bien triomphe, sinon à quoi bon se dire dieu ? Dieu s’impose dans son flou, puissant, poil au serpent. Le mal et le bien sont diaboliques. Deux aveugles dans un tunnel s’injurient à coup de lumière. Pas facile de les différencier dans cette vase. Le diable nage dans l’ambiguïté, ni blanc ni noir, la dualité est pour ceux qui ne font pas d’effort. Aucune rivalité, l’eau et le feu, une harmonie, une rencontre fumeuse, une présence indispensable. Dieu est unique, le diable est multiple. Une montagne de feu, une vague d’eau, fusion de matière, création de vie, une vie qui se modifie sans cesse.

Dieu a donné l’hégémonie à l’humain sur la terre entière. À lui de se débrouiller. N’étant pas futé, il raisonne. La bouillabaisse, c’est le souffle divin qui se trouve en toute chose. Bonjour l’angoisse. Laisser des enfants seuls dans une grande maison remplie de mystères.

Goya, Le sabbat des sorcières, 1798

Satan, « l’obstacle », l’adversaire, dieu accepte le malheur, le libre-arbitre comme il dit, le « Prince de ce monde. » L’Esprit pousse Jésus dans le désert où il est mis à l’épreuve pendant quarante jours (Marc, I, 13). Vade retro, satana ! (Marc, VIII.31-33) lance Jésus. Une campagne de promotion qui place le démon à la première place du panthéon diabolique, le diable en personne. Satan est placé en égal devant Jésus, même s’il perd lamentable la bataille. C’est à Satan que dieu permet de tourmenter Job. Révolte-toi contre ce dieu qui t’a fait perdre tout ce qui t’est le plus cher. Satan, c’est lui qui fait le sale boulot permettant à grand-père de conserver les mains propres. On imagine un vilain visage. Inutile, il prend la forme de celui qu’il harcèle. Éloquent, il persuade. Le pouvoir de la séduction.

Lucifer, « Porteur de lumière » (Lux, Lucis, « lumière », Ferre, « porter »), est beau comme la première lueur du petit matin. L’archange qui défie dieu. Il apporte la lumière aux hommes, une espèce de Jésus. Jérôme de Stridon, saint Jérôme (347-420), est le premier à utiliser le nom en traduisant l’Ancien Testament en latin, la Vulgate, « Divulgué. », le premier livre imprimé par Gutenberg, en 1456. Le premier scénario de l’histoire avec un méchant comme il faut. Lucifer est le nom d’un évêque de Cagliari, en Sardaigne vers 354. Les deux hommes se détestent. Pour se venger, le saint choisit son nom, belle revanche du bien sur le mal. Cet ange se révoltant contre dieu est différent du Satan de Jésus, voué au mal par plaisir. Lucifer est beau, Satan terrorise. Les deux faces d’une même amertume.

Préféré de Dante, Satan est prisonnier du mal, Lucifer est plus subtil, plus humain. Un diable, mais différents noms selon la fonction. On ne discute guère avec Satan, il est l’œuvre du mal, on discoure avec Lucifer, il se met en valeur. Intelligent, moqueur et séduisant, ce genre de personne avec qui parler est un régal. En enfer, Lucifer est au supplice. Réduit à l’état de brute, il ne réagit à rien, une horlogerie effroyable, vide de tout. Un fonctionnaire chargé de punir les affreux. C’est sur terre qu’il donne sa mesure. L’humain lui donne son pouvoir. Le conflit nous fait bouger, c’est la leçon du diable. La vie se consume d’elle-même, autant allumer le feu, on a l’air moins bête.

Michael Pacher, Saint Wolfgang et le diable, 1483

Jusqu’au jour où une femme tombe follement amoureuse de lui. Ça le transforme. Il veut le bien pour elle et le voilà posséder du démon de l’amour, plus redoutable qu’aucun autre, celui qui nous fait pardonner, celui qui nous révèle aux souffrances des autres, le démon du dévouement et de la compassion, le démon de dieu. Son père dit non, il s’enfuit, il rêve de chaleur. S’enfouir dans la terre. Les roucoulades devant un bon feu de cheminée. Une légende est née.

Dieu, dans sa bonté infinie et éternelle, ne sait pas aimer ses enfants. Lucifer se révolte contre ce père sans amour. Il se réfugie en enfer, un peu de tiédeur dans ce monde divin de froideur et de grandiloquence. On n’abreuve pas un enfant à coup de sermons, on le dégoute des leçons de morale. Un garçon charmant abandonné adopté par l’amour. Son pouvoir est limité, il ment. Il pousse insidieusement sur un terrain où il est sûr de nous empêtrer les guiboles. Faire des nœuds qu’on passe un temps fou à défaire. Pas une énigme, une solution.

On devient démon dès qu’on se persuade qu’on vaut mieux que ce que les autres nous accordent. Un orgueil démesuré. Peu de diplômes sont requis pour le poste. Du sens pratique animé d’une intelligence sans relâche. Le malin porte son nom, s’il ne l’est pas, son démoniaque se transforme en ammoniaque de ménage, récurant, on le sent venir ce qui laisse le temps de fermer la bouteille. C’est un spécialiste en logique, pour qui veut convaincre, c’est le minimum. Le diable offre l’interdit et l’impossible sur un plateau doré, comment ne pas être tenté ?

Fra Angelico, Le jugement dernier, 1435

Être un démon, voir des êtres faibles roués de coups obéir au seul regard, une jouissance. Lever la trique, se faire menaçant, voir leur tête se figer en se baissant lamentablement. Ce pouvoir de se savoir puissant, toiser d’arrogance le vaincu qui n’a plus la force d’implorer grâce, il sait qu’il doit souffrir pour survivre. Il voudrait mourir, avoir ce courage, terrassé, il en est devenu incapable.

Anonyme, L'enfer, XVIè

Le temps fait son ouvrage. L’homme a inventé de nouvelles tortures que le diable n’imaginait pas. Mammon, « riche », le nouvel archange du monde. L’argent est une invention plus vicieuse que tous les crimes de l’enfer. La perversité à l’état pur. Celui qui est séduit devient le séducteur. Avoir toutes les richesses du monde et se retrouver dans la position d’un pauvre bougre est le mal du siècle. La pauvreté est le moteur du monde, la richesse en est le somnifère.

Quand on pense qu’il suffisait d’attraper un rhume pour se voir posséder du démon, on n’a guère évolué, le moindre bobo, on court voir le médecin exorciste. Le diable promet la jeunesse éternelle. Ces gens qui jurent le grandiose pour une somme dérisoire, d’affreux diablotins ? Et ceux qui nous prennent pour des idiots, sont-ils les fonctionnaires du mauvais ? La publicité n’est-elle pas un abracadabra pour les crédules ? Le diable a un bel avenir sur le dos de ceux qui aiment jouer aux poulets à rôtir.

Bosch, Jardin des délices, L'enfer musical

C’est dans le chaos qu’on dort le mieux, le rêve en est l’incarnation. Ces gens qui font des songes réalistes, leur vie est chaotique. La différence entre le bien et le mal, entre le rêve et le cauchemar, on n’est jamais sûr, une impression. On culpabilise tant sur la mort qu’on lui donne les couleurs de l’horreur, qui sait ? Un passage étroit et glissant. L’abîme sombre. Six fois tu hurles ta haine, un plus un font deux multiplié par trois, l’impair imprévu, les bévues des malentendus.

Bosch, Triptyque de la tentation

J’ai peur, donc je fais mal. Des accès de fureur que je ne comprends pas, il me terrorise. Je ne montre rien. Je rends coup pour coup à ma façon, comme si je n’en avais rien à faire. Il sent le picotement de mes aiguilles, il n’en est pas sûr. Je répète inlassable, c’est dans ta tête, effet de ton imagination. Le Rembrandt de la perversité, tu te caches derrière ce que tu montres, terré de certitudes.

La messe noire, une cacophonie de débauches. Un christ accolé d’une Marie-Madeleine dans son rôle de prostituée, un pervers et une nymphomane président l’office. Le grand bouc noir tricorne regarde indifférent. L’indifférence, suprême arme du démon, toise le misérable qui a vendu son âme pour quelque sucrerie, une hostie noire, un morceau de charbon pour attiser la soif. Les coupes sont remplies de sang frais, quelques succulents morceaux de chair humaine croquante sous la dent, en guise de friandise. Une femme nue, dégoulinante du sang de nourrisson, sert d’autel. Des moines repus font tout à l’envers à coup de parjures et d’insultes. Entre les dorures scintillantes de quelques calices renversés se faufile une vipère attirée par la moiteur des corps enlacés. Le diable vient chercher son dû.

Goya, Scène de sorcellerie

Sans amour, pas de diable. Si le vieux Faust ne tombe pas follement amoureux, d’elle et de lui, le diable n’a plus qu’à faire un nœud à son pacte. L’amour est un contrat entre deux personnes consentantes. L’amour est diabolique. Les amoureux se croient embarqués sur des rails les emportant sur les mêmes rivages, comme si cet amour allait les préserver des méfaits de la vie. La vie passe, change, la vie tue tout ce qu’il y a de bien et de mal en nous.

Des âmes si délabrées que même le diable s’en lasse. Des vies qui ne valent pas un clou, pas même ce clou pour les crucifier. Des cris inaudibles, des souffrances solitaires. On le croit courir vers la première âme venue, non, il cherche cette âme qui sait par sa finesse le mettre en valeur. Cruauté, malice, perversité, subtilité, la torture est un art du quotidien, faire supporter le pire en faisant croire à sa victime qu’il remporte une victoire sur lui-même. On fait avaler n’importe quelle diablerie à celui qui se croit plus malin que les autres.

Le pacte unit ceux que rien n’aurait dû réunir. Des formules de malséance, une poule noire égorgée, une goute de sang, un accouplement destiné à durer plus longtemps que n’importe quel mariage, il faut juste renoncer l’un à l’autre, à tout jamais. Pour que ça dure, il suffit de l’oublier dans quelque recoin de son cerveau, il y reste jusqu’au bout. « Vous vous êtes montré plus prompt à commettre le crime que je ne l’étais à vous le proposer. » Il vaut mieux ne pas perdre de temps, un pacte dure le temps d’un morceau de papier qui se consume.

Les anges, comme les démons, il y en a tellement qu’ils ne font pas attention à nous. Invisibles, nous passons inaperçus. C’est quand ils essayent de vendre leur camelote qu’ils nous utilisent, qu’ils nous transforment en abomination. Tout ce qui sert à les valoriser nous dévalorise. Nous ne faisons pas le poids, nous subissons. Parfois, une victime tombe entre leurs ailes, elle se prend la rancœur, qu’importe, elle a son paradis assuré.

Dürer, Le chevalier, la mort et le diable, 1513

Le paradis, n’en parlons pas, rempli de ces gens à qui ils n’arrivent jamais rien. L’enfer est rempli de ceux qui agissent. Persécuter est une vocation. Aucun droit à l’erreur, si on se trompe, on se ridiculise. Le supplice est humain. Orfèvrerie du métal incandescent labourant la chair d’un bougre. L’humain connait les mots qui blessent, mettant en place cette ambiance dans laquelle la moindre lueur devient une plaie. On se repait avec délice d’un vaincu terrassé, l’œil lourd, quémandant un peu de pitié.

Otto Dix, Les sept pêchés capitaux, 1933

Les armées des Ténèbres sont à notre porte. La laisser fermer ne suffit pas. Les armées sont immenses, elles s’immiscent par n’importe quelle fissure. Elles s’emparent de nous, nous triturent jusqu’à laisser qu’une bouillie de doutes. Obscur, on suit n’importe quelle idole venue. On imite ceux qui paraissent moins malheureux que les autres.

La damnation ne sert pas à grand-chose, dans l’éternité, elle devient pesante. La malédiction colle à la peau. Le véritable enfer, l’absence totale de justice, pas une once, une loterie, à lui tout le bien, à lui tout le mal, de quoi morfondre une existence. Un destin que personne ne veut échanger, un truc qu’on se trimballe une vie rappelant sans cesse qu’il vaut mieux qu’une vie ne dure pas trop longtemps. On nait un destin ancré dans la peau, un truc qui colle si intimement qu’on finit par croire qu’il nous appartient. Il se voit, on l’assimile à notre être. Il ne s’agit que d’un destin, son exubérance prend le pas sur notre volonté, on en adopte l’allure, voleur d’intimité.

Tout est si calme qu’un rictus passe inaperçu. On ne voit rien venir. Un regard endormi, des bribes de souvenirs virevoltent nonchalamment pour casser l’ennui. La platitude du quotidien. On ne voit pas ce regard ensanglanté, ces bribes de chair en guenilles tombantes visqueuses. Il ne se passe rien. Effluve de tensions, un œil qui se cabre, un frémissement, puis un geste. On devine. Effondrement.

Martin Schongauer, La tentation de Saint Antoine, 1475

Tout est laid. Si beau autrefois. Son air angélique, un diable. Ses gestes tendres, sa main coup de boutoir. La porte est là, à deux doigts, ces deux-là qu’il vient d’ôter, instant de rage. Se trainer, appeler de l’aide, faire cesser la douleur aiguë cisaillant le ventre. Relâcher la tenaille, deux crocs d’acier mordant la chair. Au bout de l’horreur, le calme, la volupté, le soulagement, la mort ? À quoi bon lutter ? Se désespérer ? Se laisser couler dans la tiédeur de ce liquide âcre s’évadant majestueux de mon corps.

Fussli, Le cauchemar

Nuit d’insomnie ponctuée de torpeurs perdues en un paysage morbide raviné de giclées de salive sanguinolente, elle déambule ses vestiges, personne n’en veut, une denrée périssable. Tout semble achevé, des vagissements perdus en un râle langoureux. Un corps de glace. Cette crasse partout. De la bave. Des yeux exorbités avalent leur nourriture. Faim de toi. L’assassin, affamé de moi, me découpe en morceaux. Devenir écœurante, qu’il me vomisse. La haine prend ce chemin. Défigurée à jamais. Survivre, à quoi bon. Pas de quoi fouetter un chat, le va-et-vient d’une lame.

Anonyme, La conception de Merlin, 1455

Entièrement saisie, la clé entrouvre la porte. Une jouissance éblouit chaque ramification nerveuse de mon corps. Saisie par l’incube, je suis possédée, il est en moi, il n’aura fallu que 15 minutes. Je sens ma chair se délecter de ses caresses, je me redresse, la tête au ciel, ma crinière à l’extase, je me plonge en lui, je me sens si seule, mon être en révolte s’envole au septième ciel. Et si le diable se fichait de notre âme ? Une rumeur, après tout.

Comments
7 Responses to “Céline teste le diable pendant 15 minutes”
  1. M1 dit :

    Ce post est une incroyable descente aux enfers ! bravo pour la qualité du texte !
    Et après on nous dira que Dieu n’est que bonté : )
    Tout ça me donne envie d’une rediff de la 9eme porte : )

  2. marc lessard dit :

    sa ma fait rire je vais revenir voir les commentaire cette semaine

  3. comme je le disais je vais revenir cette semaine pour voir les commentaires de tes abboners

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