Léonard de Vinci, Leonardo di ser Piero da Vinci, Leonardo da Vinci (1452-1519)
On entre dans un mythe quand tout ce que l’on y fourre devient vrai. Une boule de glaise que l’on pétrit pour façonner ses rêves. Il suffit de déplacer le modèle ou de se mouvoir soi-même pour changer ce que l’on perçoit. Ce que l’on croit authentifié par une matière varie au moindre souffle. Les faits sont si malléables qu’ils s’évaporent à la moindre brise. Quand donc l’humain comprendra que ce qu’il voit n’est pas ce qui est, mais ce qu’il est capable ou non d’en percevoir ? On remplit sa vie de tout ce que l’on veut, celle des autres de ce que l’on ne veut pas, on érige des dichotomies servant de frontières derrière lesquelles on terre ses certitudes. Si haut est le mur qu’il finit par cacher la lumière, l’abri est une chape de plomb qu’on soude soigneusement sur soi pour être sûr de ne jamais avoir à déranger ce qui nous plait. Leonardo est un mythe.
On donne aux pauvres, on prête aux riches, on prête beaucoup trop à Leonardo. Des pisteurs le suivent pas à pas dans des autobiographies qui se ressemblent parce que toutes veulent trouver le même homme, l’homme qu’ils veulent être. On l’imagine plus vrai que nature, on le fait parler, penser, on prend petit à petit sa place. Leonardo, c’est la possibilité à tout à chacun de devenir Vinci, le génie qu’on terre en soi sans pouvoir le sortir autrement qu’en s’identifiant à lui. Il y a à cela une bonne raison. Leonardo parle, mais pas suffisant pour nous offrir le personnage dans sa plénitude, il dessine énormément, une machinerie dont rêvent les hommes. Comme le dit Daniel Arasse, Leonardo n’est pas l’inventeur de machines, mais du dessin technique mélangeant l’imaginaire à la réalité, mieux la réalité à l’imaginaire.
Un homme convaincant, il parvient à persuader qui veut l’entendre qu’il a tout inventé. Forcément, il a tous les dons, comme si toute l’humanité devait passer par lui, comme s’il devait résumer à lui seul son génie. Chose étonnante, les témoignages ne manquent pas, ils affluent, tous plus approximatifs les uns que les autres. Il met tout ce qu’il peut pour se faire remarquer à commencer par ses vêtements. Surtout ne pas choquer, ne rien déranger, se faire voir. Nous sommes tous différents, la difficulté est de faire reconnaître cette différence comme une singularité. Très peu y arrivent. Tout ce qu’il ne montre pas, il le cache, langage secret, attitude ambigüe, sous-entendus et non-dits. L’art de paraître, l’art de masquer. Ça marche à merveille, jusqu’à aujourd’hui, les nombreux silences de sa vie sont allègrement remplis des fantasmes de ses admirateurs. Un paradoxe, cet homme reconnu par tous n’a presque rien produit en dehors de quelques textes, dessins et peintures lumineuses.
Son nom est une autobiographie, Leonardo fils du sire Piero originaire de Vinci, petite commune à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Florence. Messire Piero Fruosino (1426-1505), notaire de son état, devenu ambassadeur de la République florentine, est le descendant d’une riche famille de notables, malgré tout de campagne. Sa mère, Caterina (morte en 1494) vient d’une modeste famille de paysans. Pas de mariage, une union de passage donnant naissance à un fils illégitime, un bâtard, un enfant de la liberté, il n’est assailli d’aucune des contraintes des enfants de bonne famille, un malheur, une chance, un énorme besoin de légitimité, naître caché, vivre au grand jour. Sire Piero est destiné à épouser une fille de notaire. Sens du devoir peut-être, Leonardo reste avec son père. La beauté naturelle qu’on lui prête n’y est sans doute pas pour rien.
L’autoportrait supposé, réalisé vers 1515, il a 63 ans, montre un vieillard honorable avec une moue dans la bouche, un regard fuyant et une barbe comme un torrent. Giorgio Vasari en fait un héros de l’esprit. Un génie ne clame pas une vérité, seul dans la nuit de l’ignorance. Un mensonge remplace un autre. Tout dans la vie de Leonardo sonne factice. Faire de ce faux une vérité à laquelle tant de personnes s’accrochent désespérément, il faut être génial. Les gens s’attachent plus au mensonge qu’à une vérité lorsque le faux est plus riche que l’exact. La réalité de Leonardo, ce dont il ne nous parle jamais, n’a rien de prestigieux, comme si un génie n’avait pas ses bassesses et ses perversités ?
Léonard fait le saint, qui, à part un démon, se déguise en saint ? Les adulateurs sont allés dans sa voie, Leonardo n’est pas un pillard s’appropriant un savoir ne lui appartenant pas, il n’est pas en panne d’inspiration, il ne bute jamais sur une expression qu’il reste incapable de saisir, un homme en quête incessante de lui-même, un coup de dessin extraordinaire, des formes impossibles à contenir, un dieu parmi les humains. Cet aspect unique tient au fait qu’il est un autodidacte ayant échappé au moule de l’époque. Ce sont ses lacunes, ses incapacités, ses fuites, ses impostures que nous appelons son génie. On le dit capable de tout, il maîtrise peu de choses. Il arrive à cet ingénieur de faire des erreurs élémentaires de calcul. Tout se trouve dans son intuition qu’il essaye de combler d’un savoir fragmentaire acquis sur le pouce. C’est ce qu’il ne parvient pas à faire qui nous ouvre sur nous-mêmes. Le savoir s’oublie, l’ignorance nous taraude d’impuissance. Un magicien du trait et du verbe tailladant ses manques. C’est dans l’ambiguïté que l’on reconnaît les siens.
La Renaissance offre un moment unique dans l’histoire de l’art, celui où il côtoie la science. La science est accessible à tous puisqu’elle est le fruit de l’œil observateur. Avec l’optique, l’œil devient insuffisant et un fossé se creuse entre lui et celui qui voit plus près ou plus loin. Cette science qui reste accessible à l’œil est celle de Léonard. La géométrie est abstraite pour qui n’a pas les moyens de la voir. Un moment unique où l’expérience de l’artiste flirte avec celle du scientifique. Créer, c’est ouvrir une vision, non pas tant inventer que de donner une dimension nouvelle à ce que l’on perçoit.
Vers 1460, il suit son père à Florence alors une ville en pleine ébullition grâce au commerce et au capitalisme triomphant. Sans doute avec l’appui de son père, il entre comme apprenti dans l’atelier de Verrocchio, un des plus prestigieux de l’époque. Le jeune Leonardo est doué pour le dessin et son père voit là un moyen de s’en débarrasser. Il sait lire et écrire, il connait les rudiments du calcul, des lacunes considérables, déjà un goût pour la perfection, celle qui attire immanquablement l’œil. Homme de talent attentif aux jeunes esprits, Verrocchio lui en offre les clés. Quand on remarque un enfant doué dans la discipline qu’on pratique, on tend à tout mettre en œuvre pour l’aider.
Tout réussit au jeune prodige, voilà l’image qu’on se plait à donner. Mais si tel est le cas, pourquoi autant de tâtonnements ? Même si le don est là, il faut le faire mûrir. Un fruit murit dans l’obscurité, c’est après que jaillit la lumière dont s’inonde l’existence. Le 9 avril 1476, une plainte est portée contre les élèves de Verrocchio censés se livrer à la sodomie sur un modèle de 17 ans, un beau gosse, un simple d’esprit parait-il. Léonard le comprend, que cache la beauté, cette beauté dont il s’affuble toute sa vie ? Une nouvelle plainte, un procès, un acquittement faute de preuves, faute surtout d’une volonté de poursuivre un méfait sans importance. L’homosexualité, du moment qu’elle n’est pas pratiquée par des membres du clergé, une tâche indélébile pour l’église, est tolérée. Une « infamie » couramment pratiquée à l’époque, une honte pour beaucoup, au pire un scandale. Au mieux, une passade de jeunesse. Un immense silence, celui de Leonardo. Du coup, il quitte l’atelier.
Sa première grande œuvre et pas des moindres, l’Annonciation, réalisée vers 1472. L’annonce faite à Marie qu’elle est enceinte de Jésus ne brille pas par son originalité. Une perspective stricte, mais inexacte, une Vierge en train de lire un gros livre sur une table et un pupitre ne correspondant pas à son rang, une femme seule, Joseph l’épouse peu après pour donner une famille au bébé. En face d’elle, à distance respectueuse, un ange à l’apparence classique la sanctifie. Des corps figés. Pourtant, le tableau ne laisse pas indifférent. Un manque d’expression, mais à 18 ans, déjà une œuvre pleine de maturité. Ce qui intéresse le jeune peintre, les drapés où l’on sent l’étude minutieuse qui en a été réalisée. Le souci d’en mettre plein la vue sans parvenir à trouver l’originalité décisive. La véritable annonciation, celle de Leonardo pour devenir Vinci. À ce niveau, les erreurs qu’elles soient de perspective ou autres sont voulues, quand on ne peut faire mieux, on place sa touche personnelle, la révolte des lignes de fuite. Il le sait, copier ne mène nulle part, c’est en se trompant que l’on découvre. Ce qui manque à son œuvre, l’ombre. Ce que la lumière tue, l’ombre le révèle.
Ce n’est pas avant l’âge de 30 ans qu’il commence à écrire ce qui lui passe par la tête, mais rien sur sa vie. A-t-il compris que c’est l’énigme qui nourrit le génie ? Des pensées, surtout un pense-bête pour tout ce qui lui vient à l’esprit. Pas de confidences, rien de personnel. Un véritable talent littéraire, des phrases qui sonnent le carillon d’une intelligence raffinée. Il se cache derrière son travail, ses mots, ses croquis, ses peintures. Il chasse systématiquement ce qu’il est afin de lustrer l’image que nous possédons de lui. Un observateur utilisant à merveille ses outils d’expression.
Il construit sa vie comme une énigme, rien ne fascine plus qu’un mystère. Il fait parler et provoque des réponses variant à l’infini. Vinci est plutôt bavard, la volonté de s’enfouir dans les méandres d’un rébus. Se poser comme secret intrigue l’esprit. Vient le temps des révélations. Chacun s’approprie d’autrui ce qu’il possède intimement en lui. Faire d’un secret le membre de sa famille, faire de sa famille la confrérie du mystère. Il faut juste prendre garde à ne pas faire d’ombre à sa sépulture. Faire de sa vie une peinture où l’on finit, à force de tourner en rond, par s’enterrer. À force de vivre le mensonge, on se perd dans le conformisme, là où le faux devient vrai quand il conforte l’ordre établi. Les contours deviennent inutiles puisque chacun est à même de s’y reconnaître. Un reflet dans l’eau est faux, l’eau est vraie. Inventer la réalité dans les profondeurs de l’imaginaire.
En juin 1472, sa période d’apprentissage finie, il est inscrit dans le livre de la Compagnie de Saint-Luc, le registre de la guilde des peintres, ce qui lui donne le droit d’ouvrir son atelier. Il n’y songe pas. Les responsabilités ne l’attirent pas, il veut continuer d’apprendre. Trouver un puissant, s’abandonner à lui en lui procurant les jouets dont il a besoin. Aucun souci d’indépendance, au contraire, le souci d’entrer dans une maison et d’en devenir le pilier indispensable. Il fréquente d’autres ateliers. Il ne cherche pas à approfondir, à étendre ses connaissances en un survol génial, prendre de la hauteur. En disséquant la matière, en la destituant de sa brutale nécessité, en la dessinant, l’artiste en prend possession, il en devient le démiurge. Le dessin est une prise de possession et moins l’on possède plus on rêve de possession. À la fin de sa vie, il avoue avoir disséqué plus de trente corps d’hommes et de femmes de tout âge. On imagine l’homme cherchant désespérément des cadavres à ouvrir pour en révéler les arcanes.
Tout ce dont parlent les exégètes de Vinci, ce qu’il se refuse à dire. Les êtres que nous aimons sont ceux dont nous prenons plaisir à remplir les vides et les absences. À 25 ans, il n’a rien produit, son talent n’a rien réussi, il reste incapable de se matérialiser. Verrocchio n’est plus un maître, un père bienveillant. Le 1er janvier 1478, Léonard reçoit sa première commande, la Madone Benois. Le regard enjoué de la Vierge et le jeu de doigts avec l’enfant sont une trouvaille géniale. Rarement un peintre a mis autant d’humanité dans une peinture sacrée. Une conquête, les dieux ne sont plus si loin. Détourner l’attention pour permettre à l’esprit de rêver à son aise. Une méditation attentive et amusée sur le naturel, pas sur le surnaturel.
Un portrait étonnant, Ginevra de’ Benci, terminé en janvier 1474, alors âgée de 17 ans venant de se marier. Un portrait qui a du mal à trouver son expression, un petit air désabusé comme si elle connaissait déjà l’existence ennuyeuse à venir. Sans doute une grande beauté à l’époque, une fuite aussi, un être insaisissable s’offrant juste à la décence du monde sans désir de s’y engager. Léonard essaye-t-il de nous convaincre de cette phrase, Virtutem forma decorat, la beauté est la parure de la vertu ? Un visage de trois quarts nous toisant, une femme qui nous fait face, une nouveauté dans la culture florentine où les femmes doivent s’effacer. Le portrait le plus insolent du peintre sans doute parce qu’il connait le commanditaire, Bernardo Bempo, ancien ambassadeur de Venise à la cour de Charles le Téméraire en Bourgogne régnant alors jusqu’au Brabant, une région où il est commun de représenter ainsi les femmes, et du frère de Ginevra, Giovanni de’ Benci dont le fils est le propriétaire du tableau inachevé de l’Adoration des Mages. Elle met toute son énergie qu’on devine grande dans un éloignement, pas dans un rapprochement. La femme possède une puissante énergie, mais, nous dit le peintre, elle ne sait pas l’utiliser pour construire. Vinci a intuitivement raison, non seulement on ne donne pas sa place légitime à la femme, mais en plus elle ne sait pas la prendre. Elle traverse ce monde sans s’y agripper, sans que rien ne la saisisse, une ombre dans un monde sans lumière, si ce n’est celle d’une peinture.
Les images de Vinci se distinguent par un extraordinaire coulé comme si rien ne venait jamais se heurter, une eau fluide, onduleuse, où les formes coulent d’elle-même jusqu’à atteindre leur fusion dans l’environnement. Un monde où tout se côtoie d’une façon si harmonieuse qu’il devient impossible de dissocier les différents éléments du tableau. La recherche d’une intimité si profonde qu’on n’en saisit plus que la mélodie même si les détails nous échappent. Un détachement forcené pour ne pas subir les contraintes des objets décortiqués de façon si soigneuse, si méthodique qu’ils disparaissent de notre emprise, celle qu’ils ont sur nous. Une obligation, ôter le superflu, les dorures, les parures, le luxe, saisir l’essence du mouvement, en capturer la continuité.
La peinture du Quattrocento se veut une fenêtre sur le monde. Tout entre dans un espace réduit au moyen d’une illusion parfaite. Tout doit paraître vrai. Les Italiens, grâce au climat de leur pays, vivent dans les rues. Leur peinture s’ouvre presque immanquablement sur une rue. Cette proximité oblige à prendre du recul, non plus perdu dans un nid de fourmis, le survoler. La perspective s’impose quand on erre dans un enchevêtrement de rues. Il est aisé de mettre un peu de cohérence dans une construction humaine. Ce qui est loin est plus petit que ce qui est près. Il faut juste un point de fuite par rue. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que, malgré un embrouillamini de lignes, la peinture italienne souffre d’une platitude que défient les peintres à l’aide d’un trait toujours plus arrondi. Les Italiens qui ont inventé la ligne droite s’échinent dans les courbes de l’existence. Botticelli a apporté une solution géniale en utilisant l’air. Leonardo en apporte une autre, l’eau.
Léonard voue à l’eau un intérêt soutenu. Selon lui, l’eau est au monde ce que le sang est au corps. Par son usure naturelle sur la matière, elle tend à la rendre parfaite. L’énergie hydraulique est une force à laquelle rien ne résiste et pouvant entrainant les mécanismes les plus élaborés. Et pourtant cette puissance est douce au toucher, paisible, incroyablement fascinante. Mettre de l’eau partout, Léonard en a l’éblouissement, celui qui maîtrise le liquide maitrise la matière. Il va jusqu’à dire que « le corps de la terre est de la nature du poisson. » Les Carnets II possèdent un texte appelé cantico delle acque, cantique des eaux. Les objets inanimés y deviennent mouvants, tout ce qui est banal devient unique, voilà ce que retient Leonardo. L’effet loupe aussi, non seulement l’eau déforme, mais amplifie le regard le moins affûté.
Le tempérament de l’homme est pareil, aucun emportement, dès qu’un obstacle se présente, il le contourne jusqu’à l’envahir de ses eaux ou couler ailleurs. Tenace et pointilleux sans rien laisser passer, surtout ne jamais se heurter, le début de l’animalité. On peut dire la même chose de l’air dont le souffle adoucit les aspérités, mais il est plus difficile à contrôler. « Le mouvement de l’eau dans l’eau agit comme celui de l’air dans l’air (Codex Atlanticus 184). » L’énergie éolienne existe, elle n’est pas aussi spectaculaire que l’énergie hydraulique. Leonardo devient l’inventeur de la fluidité parce qu’il comprend que là se trouve le secret de tout ce qui existe.
Léonard lit et écrit la musique, il a une belle voix. Selon Vasari, il présente, en 1481, un instrument pour le duc de Milan, Ludovic Marie Sforza dit le More, Ludovico Maria Sforza detto il Moro, un luth en forme de tête de cheval. Sachant jouer de cet instrument qu’il a fabriqué, Laurent le Magnifique l’a choisi pour l’apporter au duc. Il espère être engagé comme ingénieur, le seul métier lui paraissant approprié. Un amateur passionné et même si on le pare de tous les dons de la terre, il n’a rien laissé en musique. Cet aspect tempère le fait que le gros de son travail à ce moment consiste à produire des plans d’engins de guerre et de fortifications.
Léonard ne se veut pas artiste, un métier au-dessous de ses moyens. La peinture le hante, il y réalise son rêve de perfection, mais, convaincu que c’est cela qui fonde son avenir, il parle technique. La petite machine faisant la différence, voilà ce qui l’attire. Il est engagé par le duc avec un bon salaire, insuffisant, Léonard vit au-dessus de ses moyens. Avec ses idées ingénieuses si merveilleusement mises en dessin, il se rend utile à résoudre des tas de petits problèmes quotidiens. Il a une machine pour tout parce que tout a sa machine, la vie n’est-elle pas une machine ? Leonardo prend sa revanche sur l’existence.
Sa force, se renseigner sur tout ce qui se fait en lui donnant une forme artistique hors du commun. Verrocchio, avant d’être peintre, est sculpteur et Léonard a ainsi pu apprendre à fondre le bronze, une technique utile pour les instruments de mort de l’époque. Il transforme l’expérience en savoir sous forme d’images d’une clarté évidente, comme si tout, devenait possible. L’autodidacte est imbu de son savoir durement acquis, originalité pour l’époque, au lieu de l’étaler uniformément à qui veut l’entendre, il le rend agréable en lui donnant les formes d’une simplicité évidente.
La peinture lui file entre les doigts. Il ne parvient à achever ni l’Adoration des Mages, ni son Saint Jérôme. Il est plus aisé de domestiquer la technique pour celui qui a le coup de crayon facile. Pas si simple, il n’obtient pas son titre d’ingeniarus avant 1490. Forcément, il en a le potentiel, pas le diplôme. Il faut dire que le mot est fourre-tout, après tout, du moment qu’il trouve quelque chose, peu importe qui est l’ingénieur. La création n’est pas seulement une technique, un art, comme la médecine et tout le reste. C’est cette part artistique qu’exploite Léonard. Pour lui, la matière n’a d’intérêt que lorsqu’elle plie sous l’idée qu’on s’en fait.
Il se passionne pour les difformités humaines, les visages imparfaits jusqu’à la caricature. Les anomalies l’ensorcellent, sans doute y voit-il l’expression qui lui manque tant. La figure humaine lui échappe, il cherche la monstruosité. Le monstrueux n’est-il pas l’exagération de la normalité ? Le normal est invisible, chacun lorgne l’anormal pour y traquer ce qu’il refuse de voir chez lui.
Y a-t-il une raison à tout cela ? Sûrement pas. « Toutes nos connaissances découlent de ce qui est ressenti. » Voir d’abord, réfléchir ensuite. Le sentiment fonde la sagesse sans lequel on obtient une machine froide et inutile. Le métier d’artiste consiste à affiner ses sens, ce par quoi nous parvient l’image du réel qu’il est possible de triturer jusqu’à en enlever les scories. Les sens procurent une matière à l’idée et c’est l’idée qui fait la différence. Ce qui surprend chez Léonard, ce goût immodéré pour l’explication. S’il comprend l’importance de la sensation et des sentiments, il refuse de s’y laisser aller. Pour échapper au commun, il ne faut pas voir l’extraordinaire, le réaliser en soi. Voir, c’est quoi au juste ? Une expérience.
Le cerveau touffu et confus du maître semble trouver la paix à partir de 1490 où son esprit devient plus posé. Il a toujours aimé apprendre, désormais apprendre devient méthodique. Un Discours de la méthode (René Descartes, 1637) avant l’heure. Puisque tout a déjà été dit et fait, il reste à mettre un peu d’ordre dans tout ça pour obtenir un résultat neuf. Finalement l’immense savoir accumulé n’a de sens qu’une fois trahi. L’Ultima Cena (commencée en 1495, terminée vers 1497) choisie par Léonard est ce moment précis où Jésus annonce à ses disciples que l’un d’entre eux va le trahir. Le moment le plus fort de la scène, le plus envoûtant également. Chacun s’interroge avec angoisse. Jésus a cette réponse : « celui qui a trempé la main dans le plat avec moi, c’est lui qui va me livrer (Matthieu, XXVI, 23). » Dans le tableau, Judas, à la droite de Jésus, se place en retrait tenant de sa main droite la bourse, le prix de sa trahison. Un apôtre, sans doute Thomas, dont on ne voit que la tête se trouvant derrière Jean, levant l’index au ciel, offre le seul geste autoritaire du groupe. C’est lui le véritable héros du groupe. L’intérêt du tableau ne réside pas dans sa forteresse mathématique, mais bien dans sa capacité à révéler de puissantes émotions, l’essence même de l’art.
Malheureusement, la technique à la détrempe utilisée a mal résisté au temps et l’œuvre magistrale est en mauvais état. Un espace réduit à l’extrême grâce à la perspective. Les personnages au premier sont immenses par rapport à la petite fenêtre ouverte qu’est le tableau. Un bâtiment si serré qu’il paraît oppressant sans que cela gêne les personnes attablées. Un lieu confiné pour un événement crucial du point de vue chrétien. Léonard ne s’attarde pas sur l’aspect religieux. Ce qu’il veut, l’expression. On se trouve aux confins de la peinture, comment placer 13 personnages sans les annihiler dans leur environnement ? Un espace rigoureux comme régi par l’arithmétique, des individus disproportionnés, ramassés sur eux-mêmes. Ils s’interrogent sur le sens de leur vie. Des gestes larges où les mains jouent un rôle de premier plan. On ne sait au juste ce qu’ils disent, on le devine grâce au mouvement de leurs doigts.
Voler est une de ses obsessions, il n’est pas le seul, mais, dès 1496, il conçoit, à partir des nombreux projets existants, une machine qu’il essaye peut-être, sans succès. Des projets démesurés manquant singulièrement de modestie. Une vision insatisfaite, sans doute une qualité, plus grave un mépris pour ce qui existe, la recherche d’un idéal impossible. Qui n’a jamais été déçu par la monotonie de son existence ? Une marée de jeunesse achoppant sans cesse sur les platitudes d’un rivage usé
Le 14 septembre 1499, Milan, le plus riche État d’Italie, après un mois de siège, capitule devant les armées de Louis XII alliées aux forces de Venise, la rivale. Les puissantes machines de guerre élaborées par Vinci ne sont pas d’une aide aussi décisive que prévu. Il semble qu’il ne faut pas beaucoup pour persuader Léonard de passer du côté des vainqueurs songeant à descendre jusqu’à Naples. Pourtant le comportement des Français virant au pillage, Léonard, tout en restant en bons termes avec les Français, préfère fuir. En 1500, il est à Venise. En aout 1502, il devient ingénieur militaire au service de César Borgia. Il travaille à fortifier des places fortes, il est également spécialisé dans les voies d’eau. Il se lie d’amitié avec Niccolò Machiavelli, juste nommé secrétaire de la Seigneurie, un homme que Léonard admire pour son érudition et son intelligence. Il quitte César en février 1503 et retourne à Florence.
De 1504 à 1508, Léonard travaille sur un nu, Léda et le cygne. L’original est perdu, il n’en reste que des copies. Léda est l’épouse du roi légendaire de Sparte, Tyndare, qui, dépossédé de son trône par son demi-frère le retrouve grâce à Héraclès. Zeus tombe amoureux d’elle et prend la forme d’un cygne pour enfanter la belle donnant deux œufs avec deux bébés à l’intérieur, quatre enfants. Léda est debout, tenant tendrement le cou du cygne. Son visage est typique de ceux de Vinci, un sourire indéfinissable perdu dans ses rêves. Debout, elle fait face, elle n’est pas soumise, séduite, triomphante alors qu’elle vient d’être trompée par un dieu, mais tout s’est déroulé dans les bonnes règles, rien à redire. Le cygne est un animal d’eau, l’eau n’est pas loin. S’agit-il d’un rêve ou d’une réalité ? Qu’est l’un sans l’autre ?
Une œuvre de longue haleine, Sainte-Anne, la Vierge et l’enfant, un travail commencé en 1499 et terminé en 1513. Peut-être une commande de Louis XII ayant épousé Anne de Bretagne en janvier 1499. Rien n’est moins sûr puisque le peintre garde son tableau jusqu’au bout. A-t-il voulu sans succès forcer la main du roi ? Anne est le nom de la mère de la Vierge, la grand-mère de Jésus. Une image plutôt curieuse. La Vierge, assise sur les genoux d’Anne, se penche vers Jésus jouant avec un agneau en lui tirant les oreilles. Selon l’histoire, elle veut séparer l’enfant de l’agneau, symbole de la Passion, Anne la convainc de ne pas entraver le déroulement de son destin. Un mouvement ambigu. Trois couleurs dominantes, le bleu du ciel et de l’eau (le vêtement de la Vierge), le rouge feu et l’ocre jaune de la terre. Seule Marie, signe de son conflit intérieur, possède deux couleurs, l’eau et le feu. Léonard réussit ici, à l’instar de Dieu lui-même, l’idéal de tout peintre, la fusion des éléments. Chaque personnage a un sourire inimitable nous laissant une impression communicative de bien-être. Si loin des tourments d’un créateur. Une merveille d’équilibre. Les genoux d’Anne tendant vers notre gauche, Marie penche vers la droite, l’enfant se détourne vers la gauche. Le mouvement d’une onde. La tête d’Anne touche les cimes des montagnes au loin, l’enfant semble attaché à la terre, entre les deux, Marie ondule. L’épaule gauche d’Anne penche vers la terre alors que l’autre s’élève au ciel, la tête de Marie la cachant entièrement. Le bras droit de Marie est dans le prolongement de l’épaule d’Anne confondant les deux personnes, la volonté de l’artiste. Jésus plonge dans la terre.
En mai 1506, Léonard laisse l’Italie pour rejoindre la cour de France à Milan, il obtient trois mois de vacances puisqu’il est sous engagement à Florence pour un travail toujours pas achevé. Avec Vinci, la France veut faire entrer le luxe italien qui la fascine. Question mise en scène, Léonard est le meilleur, il n’y a qu’à voir la façon dont il se présente à nous, un vieillard resplendissant porteur de toute l’intelligence du monde, un rêve pour un monarque.
On ne connait pas la datation exacte de ses tableaux qu’il travaillait sans cesse, insatisfait du résultat. Selon Vasari, Léonard est chargé par un marchand florentin Francesco del Giocondo du portrait de son épouse, Lisa di Noldo Gherardini (1479-1542 ou 1551), Mona Lisa. Le portrait est achevé en 1506, mais, non payé, Léonard le conserve avec lui. Un tableau qu’il retouche sans relâche, une œuvre sans fin autant pour celui qui la réalise que pour celui qui la regarde. On ne sait même pas qui est sur la toile. Léonard a réussi une œuvre impersonnelle ne voulant rien dire en particulier, capable d’évoquer un tas de choses dont on n’a pas forcément idée au départ. Le secret est simple, fuir toute expression, un passage entre plusieurs sens, un point d’intersection, un monde sans début ni fin.
Léonard a conservé son portrait avec lui parce qu’il n’en est pas satisfait, il le retravaille sans cesse. Il a raison, ce portrait est un ratage magistral. Une fille qui ressemble à un garçon, un paysage qui n’en est pas un. Lui qui cherchait la perfection, il a fait une découverte sans même le savoir. Ce qui reste avec le temps, ce n’est pas la perfection, c’est l’imperfection que chacun peut reconnaître et à laquelle il peut identifier ce qu’il désire. Léonard a inventé le portrait fourre-tout.
À force de chercher des perfections partout, on passe à côté des imperfections de l’existence, celles qui fondent notre réalité. On ne peut strictement rien comprendre à l’art si on se cantonne dans la recherche du parfait. Les œuvres sont remplies d’imperfections, c’est là où il faut chercher, les imperfections sont plus proches de la vie que les hypothétiques perfections.
Ce que l’on peut remplir de ses rêves est infiniment plus beau que ce qui n’accepte aucun de nos rêves. Une machine à rêver, le summum de l’art, Vinci l’a compris. Un portrait réussi joue sur une expressivité. Volontairement ou involontairement, ce tableau, mise sur la non-expressivité. Tout le monde peut s’y reconnaître ou reconnaître une personne chère. Le peintre veut un sourire pour une dignité toute retenue. La dame se trouve sur un balcon surplombant un monde sombre, un paysage où l’on discerne deux chemins se perdant on ne sait où, au loin des montagnes mystérieuses, une porte vers un au-delà, celui où nous devons tous aller. Un passage, une transition entre plusieurs états. L’être n’est jamais vrai, seul ce qui existe entre deux parades peut prétendre à une quelconque vérité. Nous nous préparons sans cesse à vivre et, une fois que la vie se trouve là, elle reste insaisissable comme l’eau entre les doigts. Si Léonard le retouche sans cesse c’est qu’il sait qu’il est incapable de trouver l’expression appropriée. On aime à se reconnaître chez ceux que l’on aime quand on s’échine à fuir ce que l’on est. Un reflet dans l’eau, une beauté inouïe, furtive, déjà ailleurs.
Mais Léonard se soucie-t-il de saisir ? Ne préfère-t-il pas l’esquisse, l’à-peu-près, l’éloignement, la hauteur, la précision d’une longue-vue. Tout évoque l’eau et l’humide. Une atmosphère brumeuse où se perdent les détails, une moiteur d’où émergent des vapeurs humaines. Ce n’est plus tout à fait le jour, pas encore la nuit, une attitude droite et ferme, pourtant une indécision partout ailleurs. Le chef-d’œuvre de l’imprécision, il n’y a désormais plus besoin de prendre une décision, juste se laisser couler dans le flot de la vie. L’anéantissement des certitudes, la chute de la vérité. N’oublions que la spécialité de l’ingénieur est l’hydraulique. Qui maîtrise l’eau domine le monde.
Et si le corps était rempli d’eau ? Il découpe les corps, en extrait chaque partie grâce aux outils effilés, il isole les parties du tout. Cette volonté de tout découper ne reflète pas cette façon picturale de représenter un monde où tout est uni à tout. Le 24 septembre 1513, il quitte Milan pour Rome, il rejoint Julien de Médicis, fils de Laurent le Magnifique et frère de Léon X (Jean de Médicis), le protecteur de Raphaël. À la mort de Julien, en 1516, Léonard quitte l’Italie pour se mettre au service du nouveau roi de France, François 1er, à Amboise. Léonard est un vieil homme. François 1ersonge à exploiter une réputation dont il rêve pour sa cour. Ce n’est pas tant l’artiste usé que le roi veut que ce qui gravite autour de lui. Un mythe vivant, celui d’une humanité avalant l’univers. Il suffit de parer le vieillard de toutes les vertus du monde, qui pourra jamais vérifier, le tour est joué. On prend soin du mythe, on le couve, on lui laisse toute liberté, à son âge, il ne peut plus aller bien loin.
Il réalise ce qui est peut-être sa dernière œuvre, Saint-Jean-Baptiste, un testament. Jean-Baptiste sourit à la façon de La Joconde. Sortant de l’ombre, entrant dans la lumière divine, l’index de sa main droite est levé au ciel, ce même index que pointe Thomas dans la Cène, d’une façon moins agressive comme pour nous dire, maintenant c’est à mon tour d’aller au ciel. Le geste n’est pas nouveau dans la peinture des XVè et XVIè siècles. Mais la grâce que lui confère Vinci est unique. Trois ans plus tôt, son premier Jean-Baptiste (aussi appelé Bacchus) pointait l’index vers la gauche, l’entrée d’une grotte peut-être, dans une pose désinvolte. Sa main gauche est tournée vers la terre. Cette fois la main gauche est posée fermement sur sa poitrine, c’est bien de moi dont il s’agit. Esthétiquement, un magnifique saint à tête moitié homme, moitié femme qui n’est pas sans évoquer celui de Lisa. Jean-Baptiste est libéré de toute entrave terrestre, hermaphrodite, il réunit en lui les antithèses de l’existence, il est prêt pour le grand voyage, prêt à s’envoler. L’incroyable puissance de ce portrait est qu’il échappe à tout. Il est insaisissable.
Les êtres humains se camouflent sous leur peau, arracher l’écorce, trouver les morceaux, les nettoyer, puis les dessiner, restituer non pas la vie au bout du pinceau, son illusion, une peau dont Léonard choisit la couleur et la texture, une existence enfin soumise à sa volonté. Pour que ça marche, il faut inventer le flou. Cet homme soucieux du détail véridique ne rêve qu’à l’estomper sous la puissance de pinceau. La mort de Léonard avec la visite du roi de France achève de parfaire le mythe, l’aveu de ses péchés, la tristesse d’un roi, Léonard meurt comme il a vécu, dans une mise en scène savamment étudiée. Une trainée de poudre dont il ne suffit plus que d’allumer la mèche voilà la mort de Léonard comme si tout le génie humain avait tenu dans son cerveau. Comme si le monde moderne venait de naître à cet instant précis où un roi, choisi par le sang, prend la tête d’un artiste, choisi par la grâce, échange de renommée. François 1er n’est pas pour rien dans la renommée du peintre dont il a besoin. Il n’obtiendra rien d’autre de l’artiste.
Ce qui est parfait, ce qui flatte l’œil. Rien n’est pire que de devoir reconnaître que ce qui est parfait ne l’est qu’à ses propres yeux. La perfection doit être contagieuse, sinon elle est usurpation. Et pour s’attacher au flux du temps, mieux vaut ne pas être trop regardant, mieux vaut se perdre dans l’intimité d’un insaisissable reflet dans l’eau.
salut CÉLINE sa ma fait bien rire les 5 derrière phrase , hum se regarder le reflet de sois dans de l’eau hi hi hi bonne semaine
merci pour ton commentaire et très bonne semaine à toi aussi
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Comme l’a si bien expliqué notre Cher Marcel (Proust), gardons nous d’oublier l’oeuvre pour son créateur.
L’oeuvre prend son envol, devient autonome et dépasse souvent le créateur.
Comme tu le dis si bien, si la vie de Vinci fait tant fantasmer, c’est à cause du vide et du silence que nous avons vite fait de remplir.
Je est un autre, mais « il » est aussi un autre.
absolument oui, mais reconnais qu’il est assez amusant de sortir un peu du personnage béatifié par des siècles d’admirateurs pour trouver un homme somme toute plus intéressant que celui que l’on imagine. j’adore ta formule « il » est un autre. merci beaucoup pour ton commentaire
Elle, émoi, même si lui est l’autre !
You are my aspiration , I own few web logs and very sporadically run out from to brand.
Vous avez un talent certain pour l’écriture. Un article très agréable à lire, bien plus agréable et bien mieux écrit que certains ouvrages que j’ai pu acheté à Florence sur ce personnage. Quant aux illustrations des œuvres de Leonrard Da Vinci, elles sont de très bonnes qualité (je les ai toutes piquées !! =) ).
Excellent travail. Un blog de plus ajouté à mes favoris.
merci infiniment pour ce commentaire qui me fait très plaisir
Salut Céline une exposition Le 11 octobre à Montréal que j’ai visité sa ma fait penser à ta passion pour les art j’ai envoyé le lien aussi par mail Céline https://www.mbam.qc.ca/expositions/a-laffiche/vangogh-kandinsky/
merci infiniment pour ce lien qui me fait rêver. une superbe exposition qui me donne très envie d’aller à Montréal. bisous
Oui c’est Céline bonne saison culturelles chez toi
Oui c’est certain bonne saison culturelle