Bond… James Bond
Un soleil éclatant, l’homme, vêtu d’un smoking impeccable, tient un parapluie avec lequel il rythme son pas souple et rapide, non pressé, shaken, not stirred, secoué, non remué. Un conquérant déterminé sous la lumière ardente d’un projecteur, décidé à mettre un peu de plomb dans la cervelle de ceux qui oublient à quoi elle leur sert. Il a l’air sûr de lui, un messie, celui qui vient annoncer la fin d’un monde qui n’a plus sa raison d’être. Il n’a pas besoin de courir, un petit temps d’avance, on est rattrapé par les anges quand on se prend pour un vieux démon. Un rictus de plaisir déchire son beau visage, tordant la cicatrice de sa joue droite. Un homme se dresse face à lui, l’œil méchant comme une teigne, il n’a pas le temps de sortir ses armes, la manche du smoking se relève à la vitesse de la foudre, le parapluie crache le feu, l’homme est pulvérisé.
Une tragédie, un esprit désireux de se hisser au divin est attaché à la matière brutale et stupide. L’esprit a bien essayé de rendre la matière moins idiote, il s’en est rendu plus dépendant. James Bond n’est pas un mythe, un syndrome. La matière vaincue. Il casse parce que rien n’a prise sur lui. Tout ce qui le dérange est réduit au rang de détritus bon au dépotoir. Là où l’homme du commun est arrêté par un objet, il survole la substance tel un dieu tout puissant. Puisque la matière est destinée à se volatiliser, plus besoin de la justifier. James Bond, le triomphe de l’esprit.
Les objets butent contre eux, des limites infranchissables, un monde étriqué de contingences, pas d’autre choix que de plier. L’enfant peut bien rêver qu’il est fort, vient l’adolescence où la contrainte de la vie prend la forme pesante qui ne cesse de s’alourdir avec le temps. Ce gigantesque potentiel imaginé se réduit à si peu qu’il laisse un goût amer de frustration ne pouvant aller qu’en s’accentuant. La science voudrait nous faire croire qu’elle nous libère de la matière, elle nous rend dépendants. Plus la matière se remplit d’esprit, plus la matière prend le pas sur l’esprit, vient un jour où la matière annihile l’intelligence du monde, l’esprit vaincu ne survit plus que dans la matière. Un ordi, un téléphone, un véhicule sophistiqué, une technologie de pointe nous permettant de ne plus avoir à faire d’effort.
Le high-tech fait de nous des rois fainéants. Tout ce que nous devenons incapables de faire par nous-mêmes, nous devons l’acheter, posséder un objet, dépendre d’un service, attendre le bon vouloir, une addiction terrible, un enfouissement dans la terre, le ciel paraît si loin et si vain. Le 8 mai 1963, une bombe est venue bouleverser cette mécanique que l’on croyait inéluctable, un homme à qui rien ne résiste fait face à un danger effroyable, remonte jusqu’à sa cause, découvre un empire de technologie et le détruit. Rien ne doit subsister du mal, l’éradiquer à la racine, Plus le monde devient effrayant, plus la victoire de James Bond est totale, plus celle du spectateur est éclatante. L’idée simple est de ne laisser aucune prise à laquelle puisse s’attacher le lecteur ou le spectateur si ce n’est le personnage insaisissable de Bond pouvant ainsi changer de visage sans que cela ne gêne personne. L’adaptation au nouvel acteur est une question d’habitude.
La société bourgeoise tourne autour d’un objet, sa convoitise, sa fabrication, sa diffusion et son achat. L’avoir fait l’être, l’être se fait avoir. Les romans de Fleming sont un coup de pied à la pensée casanière, matérialiste, lâche, en même temps, ils se moquent l’héroïsme chevaleresque. Entre les deux, il rêve d’un héros inédit, il faut un nouveau cataclysme. Le méchant est le plus souvent un capitaliste milliardaire, un homme voué à la matière. Un torrent diluvien de matière risque de nous anéantir. Contre ça, un héros utilise les moyens que la société est devenue incapable de faire tourner, par excès de précaution et de morale. À moins d’être un preux chevalier guidé par les puissances cachées du christianisme, pour abattre un dragon, pour aller dans sa tanière, il faut être comme lui. La différence, James voue un amour sans faille à la reine d’Angleterre.
« With Bond we are back to barbarism. He has the virtues of courage, but few others. He is a high technology killer, a sadistic womaniser (dragueur) and a pseudo sophisticate. If one met him, he would seem a sinister bore. Perhaps he is a natural hero for an age of technological liftoff but cultural confusion… The Bond cult suggests that our age may not be as modern as we like to think (William Rees-Mogg, journaliste au Times, 29 décembre 1997). » Une analyse pertinente n’expliquant pas l’incroyable succès de la série.
Tout commence avec un voisin odieux, celui avec lequel on partage son environnement. Une insidieuse rivalité, des agissements devenant chaque jour plus contraignants. Le triomphe du voisin est la défaite éhontée de son chez soi. Ce que l’on veut au-dessus de tout devient au-dessous de tout, le voisin semble faire mieux que nous, il possède plus, il paraît heureux. Avec le temps, on se sent de plus en plus accablé par un travail qui nous absorbe, une famille posant plus de problèmes qu’elle n’en résout, des échecs qu’on croit pouvoir surmonter et qui deviennent des récifs vers lesquels on se brise à mesure que notre vie se dégrade sous la fatigue, les frustrations et la vieillesse, tout l’espoir se porte vers l’annonce d’une nouvelle machine rendant les gens plus heureux.
Un espoir nourrit une vie. Un objet merveilleux résolvant tous les problèmes de la terre affame les longues heures d’attente avant de le posséder. Mais là où la cruche déborde, quand le voisin, par on ne sait quelle sortilège vient à posséder cet objet magique avant nous et le parade devant nos enfants ébahis qui n’ont plus d’yeux que pour cet étranger insolent, imbu de lui-même, accumulant toute la haine du monde, cette contrainte d’aller le voir, lui demander, à lui l’heureux possesseur, ses commentaires bouffis sur ce que l’on veut acheter, mais qu’on n’a pas encore fait pour une tonne de raisons toutes plus valables les unes que les autres. Cet étranger nous écrase de sa superbe en exhibant cet objet diabolique capable de changer ce que l’on n’a pas réussi jusqu’à présent, un objet extraordinaire nous permettant de devenir le maître du monde.
Quand on ne possède pas, le malheur vient de celui qui possède, de sa morgue à notre égard. On peut supporter tous les fiascos de la terre, le mépris est la pire catastrophe pouvant nous arriver. Ce sentiment d’impuissance nous néantise plus sûrement que toutes les armées du démon à nos trousses. Un méchant nous toise de sa superbe, James Bond arrive ici.
Les romans de Ian Fleming sont sexistes, racistes et réactionnaires, un déballage de haine donnant un tremplin à la nôtre sous couvert d’une légitimité inespérée, le combat contre le mal, le voisin honni dont la capacité semble prendre le pas sur la nôtre. From Russia with Love est l’un des livres de chevet favoris du président Kennedy pendant les événements de Cuba. Pourquoi prenons-nous un tel plaisir à nous identifier à un héros impossible ? Fleming le dit lui-même : « I must confess, I quite often get terribly excited myself at his adventures. » Un auteur vit avec ses personnages comme avec une famille, il a ses sympathies, ses antipathies, ses jalousies, ses querelles, il vit avec eux comme avec ses proches, s’il n’y parvient pas, qu’il trouve un autre job.
Fleming n’est pas un talent littéraire, mais son écriture sensuelle et acérée convient à son héros. Une formule : « Bond, Blond & Bombs » résume 50 ans de succès. Son astuce, construire son roman comme un film, charge à ce dernier d’en faire un roman. L’adaptation cinématographique ne demande guère d’effort. Il suffit de supprimer les quelques états d’âme que l’auteur croit bon ajouter à son intrigue, histoire de l’étoffer un peu. Le film s’en fiche, il préfère l’enchainement des scènes, le spectateur se charge du reste. L’auteur voit son roman comme un film, mais il lui manque la qualité d’un bon cinéaste, le rythme, la pulsation du pouls à mesure que l’action gagne en intensité. La matière utilisée est des plus basiques. Sadisme, sexe, haine, amour, méchanceté, gentillesse, une mécanique simplifiée à l’extrême, l’opposé de la prise de tête. Dès qu’on risque de tomber dans le tourment philosophique, la mort tombe à point.
S’investir dans une mission est compliqué tant qu’on n’en a pas l’absolue justification. Une mission se déroule sur le long terme, entre deux et trois heures, elle implique une incroyable fatigue, des peines insurmontables, une volonté intraitable pour en venir à bout, le résultat d’une raison dominant toute la matière du monde. James ne renonce jamais, il s’accroche aux méchants, ne les lâche pas d’une semelle, rend coup pour coup, mais son prestige éclate lorsqu’il se trouve en situation d’infériorité évidente. Il cherche la petite faille, le petit détail qui tue. Car aussi puissante que puisse être la machine la plus élaborée du monde, elle a forcément un défaut, il suffit de trouver, de taper dessus comme un fou jusqu’à l’ébranler.
Le premier roman de Ian Fleming, Casino Royale, paraît en avril 1953 (4750 exemplaires, 8000 en 1954), James a 60 ans, il ne fait pas son âge. Les auteurs le savent, le plus dur avant de s’élancer dans l’écriture, trouver un héros, celui par lequel le lecteur s’identifie. L’espérance défie toute attente, comme Sherlock Holmes, James Bond est sorti de son cadre littéraire et cinématographique pour devenir un personnage authentique. Voilà à quoi rêvent les hommes, être Bond.
Comme Sherlock, Bond est un héros typiquement anglais, exclusivement faudrait-il dire. Les Français se perdent dans les rires et les plaisirs, les Allemands songent au devoir, les Russes, à la tragédie, les Espagnols, au drame, les Américains, au profit. L’Anglais réunit ces caractéristiques sans en privilégier aucune. Au rire, il préfère l’humour, à la jouissance, son attente, au devoir, le dévouement, à la tragédie, la comédie, au drame, le grotesque, au profit, le moyen de le dépenser. Il a une raison, mais il sait qu’elle n’est rien sans un grain de folie. On croit que la vie de James est déjantée, l’opposé : « à 7 h, il nage un quart de mile, prend une heure de bain de soleil en prenant son breakfast, court un mile, nage de nouveau, se fait masser, dine et se couche à 9 h. (Dr No). » Quand on voit ses films, on compatit. L’amour, c’est le travail, en vacances, une existence à mourir d’ennui où le petit-déjeuner est plus important que tout.
Dans Thunderball, Domino Vitali le décrit comme un homme de 1.83 m pour 76 kg sans une once de gras, d’une beauté sauvage avec des yeux bleus (ou gris clairs), des cheveux noirs avec une mèche tombant sur son front et une cicatrice sur la joue droite. Intelligent, sportif accompli notamment dans les arts martiaux, polyglotte, il peut porter n’importe quel vêtement qu’il met en valeur. Célibataire endurci, il habite le rez-de-chaussée d’un hôtel particulier de King’s Road dans le quartier de Chelsea à Londres partageant sa solitude avec une vieille gouvernante, May, qui l’aime comme son fils. Si notre héros est né en 1920, sa véritable naissance a lieu en février 1952 suite au mariage de son père littéraire qui se met à écrire pour oublier l’ennui du mariage, pourtant avec une femme dont il est follement épris. Fleming ne cherche pas à créer un mythe, l’homme qu’il rêve secrètement d’être. Il termine Casino Royale en un mois.
B-A-BA du récit, une dualité entre au moins deux personnages plus leurs affiliés. Dans la vie, on invente les méchants, les boucs émissaires, pour donner un sens à ce que l’on croit. Un héros est à la mesure du mal qu’il combat, plus le mal est grand, plus le héros doit être à sa hauteur. Ce rythme effréné entre le bien et le mal est le pouls de l’aventure. Le danger quand on imagine le mal, on le dote de ressources qu’il ne possède pas. En le rendant surpuissant, on se rend impuissant et on finit paralysé par ce qui n’est qu’une construction intellectuelle. Dès le début, Fleming joue sur ce mécanisme, imaginer un méchant plus méchant que la méchanceté, mais ne jamais perdre de vue que c’est nous qui le voyons ainsi, lui seul connait ses faiblesses. Une fois connue, le méchant s’affaisse dans sa médiocrité, d’où la facilité avec laquelle Bond parvient à détruire l’univers du mal.
À l’origine, Fleming songe au SMERSH, la contraction du russe Smiert Spionam, « Mort aux espions », un département ultra-secret du KGB, que l’écrivain détourne pour fabriquer une organisation criminelle toute puissante. Par la suite, avec Thunderball(1961), il abandonne le nom par trop ambigu au profit du SPECTRE, Special Executive for Counter Intelligence Terrorism, Revenge & Extorsion, dont les membres se recrutent parmi les anciens de la Gestapo, la mafia et les êtres les plus diaboliques, notamment formés par les Soviétiques, où le KGB devient une victime au même titre que la CIA et le MI6 (Military Intelligence, section 6 du Secret Intelligence Service créé en 1909 pour protéger le pays contre tout acte terroriste).
À mesure que la série connait de plus en plus de succès, le méchant devient autrement plus redoutable en essayant de maîtriser l’esprit. Il a toujours un temps d’avance dans le progrès technologique et met tout en œuvre pour être à la pointe de ce qui fonde le pouvoir. Dans Tomorrow Never Dies, l’affreux, Elliot Carver, Jonathan Pryce, est un magnat de la presse dont le but est de fomenter une guerre entre la Grande-Bretagne et la Chine afin d’installer en force son groupe en Chine. Malgré toute sa puissance, il pêche par excès d’ambition et d’orgueil.
Les producteurs Albert R. Cubby Broccoli (1909-1996) et Harry Salztman (1915-1994) n’ont pas inventé un personnage, mais le marketing pour le faire vivre, le rendre accessible au plus grand nombre. Le choix originel de Fleming de l’acteur pour interpréter Bond est David Niven, un superbe acteur à l’allure aristocratique, un homme soucieux de sa personne, élégant, raffiné jusqu’au snobisme, voilà comment le voit Fleming. Broccoli (au départ, il pense à Gary Grant qui décline l’offre vu la bestialité du personnage) et Saltzman imposent Thomas Sean Connery (découvert par la femme de Broccoli dans le film Disney, Darby O’Gil and the Little People), un homme du peuple, un homme rude, presque sauvage, mais loyal, désinvolte avec plein d’humour, froid, une bête fauve domestiquée qui regarde droit dans les yeux sans se demander quelles en seront les conséquences. Par son seul physique, l’acteur confère au rôle la dimension humaine qui manque au roman. Avec Connery, toute la violence absente des romans devient une évidence, mieux une nécessité. Il est beau, il est fort, il est écossais, il a de l’humour, il aime la vie, il est Bond. Ce genre d’acteur qui, placé dans la scène la plus invraisemblable, la rend crédible. Un individu compte sur la chance, Bond joue avec elle comme avec le feu.
La théorie du complot est inhérente à chaque aventure. Quelqu’un de caché nous veut du mal et il s’en donne les moyens par une détermination impitoyable quelque doit être le nombre de victimes. Un monstre se donnant les allures d’une personne distinguée, généralement cultivée, polie à l’excès, à la folie contenue, capable du pire, incapable de la moindre pitié.
Le schéma de l’histoire est invariable. M confie une mission à Mr Kiss Kiss Bang Bang (sobriquet accolé au héros par le public japonais). Bond déniche le coupable en ne lâchant pas d’un fil un exécutant, entre dans le cercle du méchant, le bat dans différentes rivalités, il trouve une fille gentille, une victime, une fille moins gentille et une méchante. Le méchant capture Bond (avec la gentille), le met au cœur de son appareil de mort qui, finalement, se retourne contre le méchant, Bond détruit tout ce qui appartient au méchant en un feu d’artifice grandiose. Il ne reste plus que Bond et la gentille, celle-ci disparaît dans le bonheur ou dans le malheur dans le cas d’une mort inattendue. À part quelques détails, le premier film, Dr No, présente ce scénario invariable. Bond est déjà présent dans toute sa splendeur, petit à petit d’autres personnages vont être étoffés par le scénario. On ne vient pas découvrir une histoire, mais des personnages interprétant un rôle quasi figé. Une recette magique qui marche à tous les coups.
Les producteurs l’ont vite compris, la force du méchant est d’être une espèce de double de Bond à ceci près que Bond se suffit à lui-même sauf rares exceptions alors que le méchant a besoin d’une armada de méchants pour exister. Cet être qui s’apprête à dominer le monde est un enfant gâté entouré de joujoux et de serviteurs, capricieux, secrètement amoureux de James, l’homme qui réussit tout alors que lui, le méchant, s’est construit dans une série d’échecs. Le méchant est rarement puissant par lui-même (exception de Robert Carlyle dans World is not enough (1999), insensible à la douleur et du Coréen dans Die Another Day). En revanche, il a à son service un être d’une force inhumaine, presque invincible que James parvient à vaincre non par la force, mais par la ruse. James est comme n’importe homme, il est impuissant face à la brutalité. C’est son intelligence et son sang-froid qui lui permettent de survivre plus que sa force physique.
Le méchant le plus spectaculaire est incontestablement Richard Kiel, Jaws (The Spy Who Love Me et Moonraker), un géant de 2.18 m indestructible doté d’une mâchoire en acier à laquelle rien ne résiste. Ce n’est pas Bond qui vient à bout de ce cauchemar vivant, mais une jeune femme, Dolly, Blanche Ravalec, tombée amoureuse et faisant renaître en lui des sentiments. Pas vraiment méchant, juste blessé au plus profond de lui-même par cette différence qui l’a exclu du monde des humains. Le mal est reconnaissable.
Très tôt, le thème de l’homme vieux et usé apparaît dans le schéma bondien. Bond échoue dans les tests faisant de lui un être accessible à tous, auquel il est enfantin de s’identifier. Le héros excelle dans les prouesses physiques, mais son véritable atout réside dans son flegme, son humour, son incroyable énergie et ses ruses, ce que tous les hommes croient posséder. Le bien est reconnaissable.
Comme le méchant domine une matière, Bond se voit doté de gadgets, une matière au service du bien dont la durée de vie est éphémère une fois joué son rôle puisque seul l’esprit est destiné à triompher. Le Seigneur des anneaux est une apologie de la matière puisque le pouvoir tourne autour de la possession d’un anneau. Cette idée est sous-jacente aux récits bondiens, mais elle ne joue aucun rôle, tout au plus une menace. Du côté des gentils, il en va de même, les gadgets ont l’air très efficaces, ils ne jouent qu’un rôle unique. La matière, à chaque fois, montre ses limites au profit d’une humanité triomphante.
Le succès de Bond correspond à une époque où la matière n’a jamais été aussi pesante dans notre existence au point de devenir indispensable sous forme d’un objet en rien nécessaire à notre vie, juste pour flatter notre égo. À mesure que les objets prennent le pas dans notre vie, James Bond apparaît comme un bulle d’oxygène où la matière est foulée aux pieds tout en laissant intacte sa fascination. Ainsi, même pulvérisé, l’objet continue son existence dans l’esprit de l’amateur. La personne de Bond reste inaccessible, en revanche, il est possible d’acheter son gadget sous forme de jouet, il est possible de collectionner les objets de Bond. On entre en possession du personnage non parce qu’il est, parce qu’il détruit. Le collectionneur se rend dépendant de tout ce dont James est indépendant.
Si la voie du milieu était la meilleure, un essieu de roue gouvernerait le monde. Pour James, seule la voie des extrêmes est valable. L’invisibilité naturelle de l’espionnage devient une vitrine que chacun lorgne non pour apprendre, pour se défouler. Pas de compromis, encore moins de diplomatie, la victoire est à ce prix, la destruction systématique de la matière. James est un enfant heureux de casser ses jouets. N’oublions pas, la seule façon de s’approprier un objet n’est pas de lire un mode d’emploi (James ne les lit jamais), mais de le casser le plus rapidement possible histoire de montrer combien on n’en est pas dépendant. Ceux-là mêmes qui achètent leurs joujoux et en prennent soin comme à la prunelle de leur porte-monnaie font la queue devant une salle de cinéma pour assister au grand spectacle de la dévastation organisée. Ceux qui connaissent les affres des derniers gadgets technologiques savent mieux que quiconque combien il faut être puissant pour s’en libérer.
Le pouvoir du méchant tient à la supériorité de l’objet ou du matériau qu’il possède. En détruisant le tout, Bond nous fait participer à un pouvoir plus grand que toute la matière réunie. Le seul à pouvoir se moquer d’une matière dont il n’a que faire, dieu lui-même. Les autres l’astiquent et la rangent, prenant plaisir à accrocher le fer au pied les reliant aux merveilleux gadgets que l’on est fier d’exhiber. Casser le plus possible devient l’enjeu du combat.
La fille, la gentille et la méchante, jouent le rôle d’intermédiaire privilégié entre Bond et le méchant. C’est en voulant sauver une gentille ou désamorcer une affreuse que Bond se retrouve face à face au méchant. La frontière entre la gentille et la méchante n’est pas définitive. Quand elle se trompe par erreur ou maladresse, elle rejoint le camp des méchants. Là est son rôle, créer une confrontation entre deux extrêmes rivaux. La femme est le lien entre des hommes non destinés à se rencontrer. À voir l’image qui lui est prêtée, on doit en conclure que la femme reste une énigme indéchiffrable pour Fleming, alors autant la mettre de côté entre deux usages. Un moyen de valoriser le mâle, pas de l’élever. Avec l’évolution des mœurs, le rôle de la femme va sortir de cette ornière et acquérir un statut moins stupide. Malgré tout, son rôle reste confiné dans l’ombre de l’homme. Et si elle dévie de son orbite, le privilège de la méchante, elle est vouée à être détruite.
Fleming a mis dès le départ la barre très haute, son héroïne est la plus belle du monde. La première James Girl n’a pas été choisie pour sa seule beauté, mais pour l’ensemble de ses qualités abordables pour des producteurs ne connaissant pas encore le succès. L’actrice suisse Ursula Andress mesure 1.56 m, elle ne le sait pas encore, elle est destinée à entrer dans le panthéon des actrices grâce à sa sortie de l’eau en bikini blanc sur une plage jamaïquaine. Elle a tout pour interpréter le rôle. Ce qu’elle n’est pas au départ, elle le devient, la James Bond Girl idéale. La chance se fabrique, on ne fabrique pas la chance, pour qu’une recette devienne une réussite, il faut y placer beaucoup de magie, cette chose qui, en vieillissant, ne prend pas de rides.
La vision de la femme change quand Barbara Broccoli, la fille de Albert R. Broccoli (mort en 1996) prend la direction de la maison de production EON, Everything or Nothing. La femme devient une partenaire à parts égales de James même dans l’action la plus violente. Tomorrow Never Dies (1997) emploie Michelle Yeoh, Wai Lin, une actrice chinoise habituée aux héroïnes capables de battre des hommes grâce au Kung-fu. Des femmes avaient déjà joué des rôles physiquement fort, mais pour des rôles de méchantes, la tueuse May Day, Grace Jones, A View to A Kill (1985), ou Xemia Onatopp, GoldenEye (1995). James tombe amoureux deux fois. Il épouse Teresa di Vicenzo, Tracy, Diana Rigg, On Her Majesty’s Secret Service (1969), qui meurt à la fin, et la cérébrale Vesper Lynd, Casino Royale.
Le truc de James, ne jamais se laisser entrainer dans l’émotion, rester détaché de tout. Et si jamais l’homme risque de sombrer dans un sentiment risquant de ruiner sa carrière, le dieu scénariste s’arrange pour convier la jeune femme à une mort violente. Cette absence de sentiment, cette rupture continuelle entre les personnages est au centre de l’action. Moins il existe de rapports entre les êtres, plus le mouvement est rapide. Dans le véritable espionnage, tout tourne autour de l’information. Un commando n’agit qu’exceptionnellement après avoir réuni le maximum de données sur le terrain et les différents individus en présence. La fiction use du stratagème inverse. Moins il y a de données, plus l’action est efficace. Pour qu’une action soit fluide, il faut une émotion minime, une action irréalisable où il est impossible de reconnaître quoi que ce soit de soi. Moins il y a d’émotions, plus l’action semble aller vite.
Un seul sentiment est mis en exergue, un geste monstrueux suscitant la réprobation de tous, un bras armé n’hésitant pas un seul instant à frapper, un sentiment de vengeance né d’une haine justifiée. L’idée de revanche est un moteur de la mécanique bondienne. Le spectateur est emporté dans un tourbillon de sentiments suffisamment ambigus pour ne pas révéler leur véritable visage, la haine sous toutes ses faces. La seule façon de se débarrasser d’un ennemi est de l’éliminer. La mythologie bondienne emprunte les souliers des gens frustrés de la vie.
Dr No, publié en 1958, est le sixième roman de la série des James Bond. Il n’a pas été choisi pour faire le premier film (le livre choisi est Thunderball, mais des raisons juridiques bloquent ses droits). Le roman est tout de suite attaqué pour son voyeurisme malsain à base de sexe et de sadisme. Un mélange de naïvetés utilisant une recette déconcertante de banalités et d’actions prenantes capable de tenir le lecteur en haleine. James est envoyé en Jamaïque pour enquêter sur la disparition du commandant John Strangways, agent des services secrets anglais. Peu à peu, il remonte sur une formidable machine de mort contrôlée par un être diabolique, ayant fui la mafia chinoise en emportant leur trésor de guerre. Capturé par ses poursuivants, il est affreusement torturé, il survit, un mort-vivant ne craignant plus la mort. À cause de la radioactivité, il perd ses mains remplacées par des étaux en fer le rendant redoutable.
Il construit une forteresse dans une île pour établir « the power of absolute independance from outside authority. » Profitant de la rivalité effrénée entre les États-Unis et l’URSS, il est secrètement allié à ce dernier pays, mais il compte bien sortir de cette alliance et obliger autant les États-Unis que son ancien allié à payer pour un nouveau type d’armement que les Chinois rêvent de posséder. Pou ce faire, il doit montrer sa capacité à détruire le programme spatial américain. Dr Julius No est un fou rêvant de conquérir le monde à l’aide des pires moyens. Il n’hésite pas à faire l’apologie des méthodes médicales utilisées par les nazis dans les camps de la mort. Un personnage odieux et cruel, loin d’être un imbécile. La destruction systématique de toute sa machinerie vient parfaire la mort du terrible docteur en l’ensevelissant sous des tonnes de guano dans le roman, noyé dans de l’eau bouillante radioactive dans le film.
Dr No n’est pas tourné dans l’esprit de la Guerre froide, mais comme une rivalité entre un méchant, le fils d’un missionnaire allemand et d’une Chinoise de bonne famille, un être voulant conquérir son indépendance tout en ne cachant pas ses sympathies communistes, descendant direct du Fu Manchude Sax Rohmer, en massacrant tout ce qu’il peut, et un gentil, un être voué à la nécessité de l’Empire britannique comme garant de la paix mondiale. Le hasard veut que le film sorte deux semaines avant la crise de Cuba. Bond, le héros qui tombe à pic.
Dr No est suivi de From Russia with Love, une histoire plus classique jouant sur la rivalité entre le monde occidental libre et la grosse machinerie communiste des pays des l’Est. Si le scénario de ce film n’est pas retenu, trop de réalisme tue la fiction, il reste sous-jacent à l’histoire des Bond, faire monter la sauce à coup de rivalités entre deux puissances jusqu’au déferlement final. Le troisième film, Goldfinger, vient définitivement frapper le clou (c’est à ce moment qu’éberlué, le spectateur découvre la séquence prégénérique, teaser, une scène époustouflante à cent à l’heure avant le début du film). Les trois premiers films révèlent tous les ingrédients des films de la série qui commence ainsi véritablement avec Thunderball.
James Bond utilise les mêmes méthodes que les méchants qu’il retourne contre eux. Tout ce qu’élaborent les affreux pour anéantir les gentils est systématiquement utilisé par James pour les détruire. Un moyen de dire que les méthodes occidentales ne sont pas suffisantes pour éliminer le mal qui ne peut s’éradiquer qu’en le retournant contre lui. On ne peut vaincre le nazisme qu’en utilisant ses méthodes de mort. On tue le nazisme en devenant soi-même nazi. Toute l’astuce des scénaristes consiste à rendre digeste ce discours réactionnaire et stupide sous une tonne de caricatures. Bond n’agit pas de lui-même, il réagit et c’est quand ses méthodes échouent qu’il se voit contraint d’utiliser celles qu’il trouve près de lui, celles des méchants qu’il retourne contre eux. Il arrive à Bond d’avoir des états d’âme. Son raffinement, son obéissance totale à l’égard de ses supérieurs, ses goûts font de lui un loyal serviteur de l’Empire britannique. Il n’empêche que les méchants reconnaissent en lui un allié potentiel qu’ils voudraient engager ce à quoi Bond s’oppose. Bond est un tueur de la pire espèce, ce qui le rend capable d’éliminer les tueurs de la pire espèce.
Skyfall bénéficie d’un scénario particulièrement travaillé. Si la mécanique est la même que dans les autres films de la série, l’astuce est d’inverser les rôles. Un méchant, nullement parano ni mégalo, interprété par le superbe Javier Bardem n’est pas le maître d’une matière brutale, mais de son esprit, l’informatique. À part ses ordinateurs très sophistiqués, il ne possède rien si ce n’est une île déjà détruite, magistral clin d’œil à 50 ans de cinéma. Son seul but, déçu par la trahison de M qui la laissé torturé entre les mains de méchants, tuer celle, Judith Bench, qui a détruit son existence de gentil (il est le représentant officiel du MI6 à Hong Kong). Déjà dans World is not enough, M avait laissé croupir Elektra Vavra King, Sophie Marceau, aux mains de ses ravisseurs pour pouvoir les attraper. Le but est plus important que les moyens et tant pis pour ceux qui ont le malheur de se trouver piégés. Tout le long du film, Bond est dépassé par l’esprit. La scène finale où tout est détruit, cette fois, ce sont les objets les plus précieux du héros, sa DB5 et la maison de sa famille en Écosse (appartenant à son père l’écossais Andrew Bond et sa mère Monique Delacroix, d’origine suisse, morts dans un accident de montagne alors que James n’a que 11 ans).
Pas le choix, pour se hisser au niveau de l’esprit du méchant, il doit détruire les objets de sa vie, se trouvant ainsi dans la position des anciens méchants face à un Javier loin d’être antipathique. Trahi par les services secrets anglais, Tiago Rodriguez, alias « Silva » (Javier) sort du rôle de méchant traditionnel en révélant une humanité ordinairement occultée. Il est le seul méchant parvenant à ses fins, il tue M. Complètement dépassé par la situation, Bond répond agressivement sans comprendre qu’il joue le jeu du méchant.
Le regard vide de Daniel Graig et les rarissimes émotions qu’il est capable d’exprimer, son manque d’humour, mais un corps de félin vont parfaitement dans ce film où la brute fait face à un homme rusé, machiavélique à l’excès, n’ayant aucune prétention physique, misant tout sur l’excellence de son esprit. La force de l’esprit triomphe, M meurt, mais l’Empire britannique, par l’intermédiaire de son plus efficace agent, gagne. On sent que les choses changent. Bond n’est plus aussi triomphant et on ne cesse de se demander si, au fond, Javier n’a pas raison face à la machine anglaise froide et sur le déclin prête à sacrifier ses fidèles serviteurs à ses seuls intérêts.
James Bond ne suit pas l’air du temps, il le précède en nous démontrant que notre addiction aux objets n’est jamais justifiée, d’autres objets remplaçant ceux que nous vénérons. Bond est une porte ouverte sur notre avenir, une boule de cristal nous révélant les secrets de notre futur. Il nous montre notre demain parce qu’il se situe hors du temps. Une mythologie actualisée par une matière évanescente, incapable de changer quoi que ce soit, une matière qui doit se courber, dégradable pour laisser place à la seule humanité triomphante.
Il n’y a rien à vivre chez James Bond, tout à voir, de loin. On s’immisce dans des aventures impossibles qu’on fait nôtres rien qu’en claquant des doigts. Le secret est simple. Un chargeur de batteries, un bain de jouvence dans l’énergie pure, un nettoyage de toutes les impuissances de la vie. Après avoir vaincu les forces du mal, il est là avec moi au milieu de nulle part, à peine quelques contusions, il est calme, il m’emporte avec lui dans son océan de quiétude, je sens ses forces revenir, je sens les miennes défaillir, c’est si bon.
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J’aime Bande Girls !
moi je préfère les Bond de James, chacun sa nature !! merci pour ton commentaire cher Michel
Merci Céline, je viens de comprendre pourquoi je ne « rêve pas » de 007…
Pourtant j’ai à peine plus de cinq ans de plus que lui et je suis beaucoup plus jeune qu’Ursula et « c’est une connerie »…
Mais c’est vrai que je suis plutôt 1,76 et 86 kgs… Je fais mon âge…
Mais pourtant « avec le temps, je me sens de moins en moins accablé par un travail qui ne m’absorbe plus, une famille qui pose moins de problèmes aujourd’hui qu’hier, des échecs oubliés et qui deviennent des récits plutôt drôles, une vie pas (encore) dégradée, pas plus de fatigue que ça, pas de frustration de la vieillesse et pas d’espoir côté machine à venir… »
Et j’ai compris il y a longtemps que » l’avoir fait l’être, l’être se fait avoir. »
Merci pour tout et ta prose !
il est certain qu’avoir une vie bien remplie permet de prendre du recul devant un mythe.
merci pour ton commentaire
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merci beaucoup. oui, peu de personnage peuvent prétendre à une telle longévité