Art préhistorique, art magique
L’entrée est étroite, on déambule dans un couloir peu à peu envahi de noirceur avant de se sentir happé par une grande salle. On pénètre un endroit si sombre qu’on ne reconnaît pas les siens si ce n’est à l’odeur. Soudain, un feu s’allume et foisonne un étrange paysage, rassurant et inquiétant à la fois, les murs chavirent. On les croirait aliénés. Les parois ivres de fumée se rapprochent, reculent, elles s’élancent de terre, s’y enfouissent, une éruption, une furie.
Dans cette frénésie de formes, pour marquer la pierre, la faire sienne avant qu’elle ne s’échappe, le seul moyen est de la griffonner. D’abord malhabile, avec un peu de pratique, le trait s’aguerrit, des contours prennent vie, ils s’animent, ils sont vivants. Nul ne sait si la pierre ou le dessin s’anime. L’espace devient nôtre, il entre dans notre intimité.
Un dessin ou une incision dans la pierre n’existe qu’avec un jeu de lumière appropriée. C’est une expérience qui se fait avec le premier dessin qu’on réalise. Il change sous nos yeux selon l’éclairage. La lumière fait partie du dessin comme sa composante indispensable. La lueur d’une lampe à graisse ou d’une torche donne une dimension unique aux formes réalisées dans les cavernes. Elle est au cœur de l’art. Ensuite vient le support. On peut choisir un support le moins accidenté possible, notamment pour les scènes avec plusieurs figures, on peut également saisir les aspects de la pierre pour l’utiliser avec les traits d’une figure unique. Un espace vivant. Les éléments sont indissociables, ils font partie d’un tout. Dans cet univers obscur, tout est imbriqué en tout.
On ne vit pas longtemps dans une grotte. L’obscurité, la raréfaction de l’air, les gaz pestilentiels des lampes à graisse tambourinant la tête, l’absence des cycles biologiques, la saturation hygrométrique, un espace difficile d’accès où les mouvements sont restreints font qu’une caverne malgré l’abri privilégié qu’elle offre n’est pas habitable. Le monde de la nuit, le monde des esprits accessible, mais pour un temps. L’antre de la terre, la vulve d’une femme dans laquelle on pénètre pour côtoyer les mystères de la vie. Un endroit enseveli où tout devient possible. Un concentré, l’amplification de tout ce qui existe. Non un lieu à vivre, un temple, une transe, un lieu de création. L’art est une tentative non d’expliquer les secrets, mais d’y participer. Les doigts s’agitent, l’immensité du monde est à portée de main.
L’œuvre de l’artiste n’est pas isolée. D’autres personnes l’entourent, réagissent et influent sur le résultat. L’artiste a besoin d’un public pour saisir l’effet qu’il atteint par tâtonnements. Cette mixité a ses avantages, elle a aussi ses défauts. L’art sacré possède un secret, ce secret appartient à une élite. La masse regarde, l’initié comprend. La vision humaine a ses banalités, elle a aussi ses subtilités, le premier art est magique, c’est le propre de l’art pariétal, l’art des parois sur les rochers en plein air, mais majoritairement dans les grottes allant d’environ de 32 000 à 13 000 ans avant notre ère.
L’animal le plus représenté est le cheval, suivi du bison, bouquetin, auroch, cerf, biche, mammouth, renne, ours, etc. Ce sont les animaux chassés. Les figures humaines sont réduites. La figure féminine domine la partie orientale du paléolithique, alors que la figure asexuée domine l’ouest. L’homme est rare dans les peintures (les figures anthropomorphes sont plus fréquentes dans l’art mobilier, les sculptures). Le mélange humain/animal est souvent visible. La forme est rarement complète. Les têtes se devinent plus qu’elles ne se voient. Souvent on ne discerne la femme que par un tronc, poitrine, bassin et cuisses. La vulve est fréquemment représentée alors que le sexe mâle est rare. On note de nombreux tracés géométriques.
Il y a quelque 43 000 ans, des nouveaux venus s’installent en Europe occidentale, venant d’Europe orientale, on les appelle les Cro-Magnons, ils sont comme nous. Ils sont à l’origine de l’art paléolithique apparaissant presque immédiatement. En France, on compte quelque 170 sites dont 60 dans le Périgord, en Espagne, 150 grottes peintes. L’homme préhistorique est un homo sapiens, il a la même capacité crânienne que la nôtre, il est notre ancêtre direct. Il pense comme nous, dans un environnement évidemment très différent. Ce qu’il fait, tous ces suiveurs vont le faire. Il est un précurseur. Le besoin de magie et de religion basé sur la fécondité, la maternité et la sexualité, et la nourriture, la chasse, se double d’un puissant souci esthétique. Des œuvres réalistes souvent réalisées avec un magnifique talent, parfois moindre peut-être par des sorciers ne possédant pas un solide sens artistique. L’œuvre est pensée avant d’être élaborée.
L’animal est la préoccupation première des homo sapiens. Par phénomène de projection, tout ce qu’il est encore incapable de voir en lui, il le perçoit chez la bête qui le fascine. L’animal, chassé pour sa viande, sa fourrure et ses cornes assurant la survie, normal de voir en lui un être primordial où se bâtit l’embryon du sacré. Pour être chassé, l’animal doit être respecté au plus haut point. Manquer de respect à un animal peut avoir de terribles répercussions. De plus, il est la vie dans toute sa puissance, logique que l’homme veuille s’en approprier la force en l’imitant. Cet autre a quelque chose de grandiose, de magique, la magie est le moyen de cette appropriation.
La peinture utilise principalement l’ocre rouge, hématite, et le noir, charbon de bois ou d’os. L’ocre rouge se trouve dans l’argile en abondance sur le sol de la grotte. Quelques jaunes et bruns, limonite obtenue grâce au mélange d’hématite et d’oxyde de manganèse. Le vert, le bleu et le blanc sont absents. Il y a deux grandes façons de représentation par le trait rouge ou noir frotté à l’aide du doigt ou la silhouette, par un remplissage de formes. L’artiste utilise un colorant unique pour ses compositions. La bichromie est rare, trois couleurs sont rarissimes. Mais il ne faut pas oublier que l’artiste utilise à bon escient la couleur souvent magnifique de la pierre. Le résultat peut être lavé afin de produire des effets de couleurs. L’idée de couplage, masculin et féminin, est omniprésente, mais non systématique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une conception, plutôt d’une dynamique entre deux antithèses complémentaires. Dans tous les cas, il s’agit d’un art intéressé ayant une fonction propre.
L’image a une force parce qu’elle a un sens. Nous ignorons lequel, il reste tapi quelque part en nous. Les différentes parties d’une peinture ne sont pas placées au hasard. Chaque image est sacrée avec une fonction précise. Nous nous trouvons à l’origine de l’art dont la fonction est éminemment magique. Ce que vise l’artiste, un univers vivant sous ses yeux et sous ceux des spectateurs. Une vie non seulement naturaliste, mais participative. Chaque élément est dessiné dans le dessein d’évoquer un statut, une action, une finalité. L’artiste fait vivre la terre pour mieux vivre avec elle de même qu’il fait vivre les éléments à sa portée. Vivre plus, vivre mieux n’est possible qu’avec l’accord des éléments nous composant. Ce qui nous compose nous fait, ce que nous faisons qui nous compose. Une interaction n’en finissant jamais. Le Cro-Magnon en a l’intuition, sans échange, rien ne peut exister. Le fondement de toute création.
L’art magique n’est jamais une fin en soi. Il est le lieu d’un passage, d’une transition entre un état et un autre, non un franchissement, mais plusieurs, il est donc crucial de lui donner une forme universelle pour permettre à d’autres d’emprunter le même sentier. Un trait qui s’élance est une énergie qui va, mais, pour la suivre, il faut la reconnaître. Un art pour initiés, ceux-ci forment une famille transmettant un message afin de créer une lignée chargée de faire perdurer une tradition. Tout le monde reconnaît l’art magique, il impressionne, seuls quelques-uns en ont la clé, la possibilité d’un passage à volonté entre deux mondes. L’art magique est visible par le plus grand nombre, mais son sens ultime appartient un petit groupe se présentant comme une élite choisie. L’art magique baigne dans un secret facilement accessible, mais dont le déchiffrement appartient à un initié se disant dans le secret des puissances.
La grotte de Chauvet, Vallon-Pont-d’Arc, Ardèche, datée environ de 32 000 ans av. J.-C., est une des plus anciennes révélant une maitrise artistique exceptionnelle. Elle se caractérise par un art animalier, les animaux les plus dangereux ayant ici la primauté. Par la suite, ces bêtes laisseront la place à des animaux propices à la chasse. Nous sommes ici aux confins de l’art. Toute la peinture à venir se trouve là.
L’entrée du mystère, le panneau du hibou (gravure dans la pierre) avec des aigrettes sur la tête. La présentation est étrange puisque l’on voit sa face alors que le corps est de dos avec ses plumes et ses ailes. La première représentation connue de ce rapace pouvant tourner sa tête à 180°. À sa gauche, des formes rappelant peut-être un mammouth, en bas, un cheval. Une gravure sur pierre dans la grotte des Trois-Frères à Montesquieu-Avantès en Ariège montre deux chouettes parfaitement reconnaissables se faisant face, mais nous regardant avec un personnage étrange au milieu, impossible à identifier, peut-être tout simplement leur petit ?
Une symphonie animale. Des rhinocéros s’affrontent, quatre têtes de chevaux, dessin au charbon. Le panneau compte une vingtaine d’animaux. L’affrontement est unique dans l’art de l’époque. L’étude du mouvement est suggestive basée sur une observation minutieuse. Une œuvre d’une force incroyable. Le plus étonnant, le tracé précis, sûr de lui comme s’il avait été minutieusement pensé avant. L’art surgit, mais il s’exprime avec une rigueur défiant les maîtres de la peinture.
Le félin est assez peu représenté dans l’art des cavernes, mais à chaque fois avec un talent inouï. Le Panneau aux lions de la grotte de Chauvet en fait foi. Une peinture d’une densité exceptionnelle que même des artistes modernes sont incapables de réaliser. L’homme qui a fait ces dessins devait être animé d’une force intérieure hors du commun. Il ne cherche pas le beau, il cherche l’expression capable d’imager la puissance trépidante en lui. Devant les félins, un étrange mammouth au corps humain (les mammouths sont toujours très bien dessinés), se tenant presque droit au-dessous d’un bison massif. Les félins ne sont pas seulement des animaux, des forces se dirigeant vers un mammouth anthropomorphe comme si cet être devait absorber leur énergie. Les êtres existent, mais leur puissance va au-delà de cette présence. Cet individu qui dessine révèle son obsession de posséder cette puissance.
La Vénus à la corne (54 cm), sculpture pariétale en bas-relief, trouvée dans l’abri de Laussel, Marquay en Dordogne, datée de 25 000 ans avant notre ère, est une œuvre hors pair. Elle est à l’origine peinte en rouge. Une femme grasse aux larges hanches adipeuses et aux seins pendants. Sa main gauche repose sur son ventre alors que sa main droite tient une corne de bison ressemblant à un croissant de lune avec 13 incisions, les deux pointes en l’air. Il s’agit à l’évidence d’une divinité liée à la fécondité, symbole de la lune. Une ancêtre d’Hécate.
L’un des sommets de l’art est atteint dans la salle des taureaux à Lascaux, près de Montignac en Dordogne et datée de 18 000 avant notre ère,que l’on découvre en entrant dans la grotte. On est immédiatement pris par un dynamisme saisissant comme si l’on était entrainé dans sa cavalcade. Non un lieu d’habitation, une salle de réunion où chacun se retrouve. Cette rencontre, l’homme l’a voulue féérique. Pouvant accueillir une centaine de personnes, le lieu des grandes décisions, le lieu des fêtes, des chagrins et des cérémonies, un lieu de vie exclusivement réservé à l’humain où il exulte la conquête qui lui reste à faire.
À l’extrême gauche, un animal quelque peu surnaturel avec deux cornes lancées en avant, un animal non connu qu’on a voulu identifié à une licorne, mais qui n’en est manifestement pas une. Un animal magique probablement pour une scène de confrontation puisque l’avancée des animaux est contrecarrée par un énorme auroch leur barrant la route. Au premier rang de l’auroch géant, face à la horde des animaux, plusieurs cerfs aux ramures luxuriantes. En avant garde de la horde, un auroch moucheté. Les animaux vont en direction de l’intérieur de la grotte comme s’ils devaient ramasser toute l’énergie qu’ils vont offrir à l’humain.
Un homme à tête d’oiseau très schématiquement dessiné est allongé face à un bison menaçant. Sa position n’est pas horizontale, mais inclinée vers le bison. Ses mains ne présentent que quatre doigts, ce qui est étrange pour des artistes ayant autant le sens de l’observation. A-t-il été chargé par l’animal ou fait-il un geste de soumission face à une divinité animale ? Il est possible que le bison, ayant été sévèrement blessé à l’arrière et perdant ses entrailles, charge son agresseur, mais rien n’est moins sûr. Il s’agirait d’une scène réaliste sans réel sens. L’animal est au repos et ne semble pas menaçant. À gauche, un rhinocéros s’en va tranquillement. Est-ce sa corne qui a éventré le bison ? Les rhinocéros ne s’attaquent pas aux bisons. Sous la queue du rhinocéros, six petits traits noirs. L’homme vivant de la chasse du bison, il est normal qu’il se fasse pardonner pour assurer sa subsistance face au grand dieu des bisons. Curieusement, à côté de l’homme allongé, un oiseau est perché sur un piquet. Le symbole de l’âme s’envolant après la mort ? On peut voir dans cet homme étendu à terre un chaman chevauchant l’âme d’un oiseau pour solliciter d’un dieu bison l’abondance de nourriture. D’autant que cet homme par terre, ithyphallique, a un sexe en érection en direction du bison, aucunement un signe de mort, un symbole effervescent de vie.
La mort est une grotte, un passage étroit, où l’on se tasse sur soi jusqu’à concentrer à l’extrême l’énergie donnant vie à tout ce qui nous entoure, nous permettant de chevaucher les forces de la vie. Il n’est jamais simple ni bénin de transgresser les limites de la vie. On se trouve confronté à des forces nous dépassant dont le moindre mouvement, si on n’y prend garde, peut nous détruire.
Avant de s’élancer, on prend son élan, on tend son inspiration du plus qu’on peut, puis on se lance. Tout est démesuré, des distances colossales réduites à presque rien. Les fresques des grottes sont souvent immenses. Certains animaux font jusqu’à 5 mètres de long. La peinture occupe la plus grande part de l’espace de vie, elle est au cœur de l’existence tranquille au fond des trous. Dans le noir à peine éclairé de feux follets, l’humain rêve de grands espaces conquis. Dans la terre, il rêve de lumière, non de lumière du jour, il est ici pour la fuir, mais de lumière surnaturelle. Une naissance, un prodigieux rire dans la nuit, la peur épouvantable d’un chemin conduisant plus profondément dans le calcaire. Suivre l’eau suintante des parois comme si elle rejoignait quelque gouffre terrible. Il y a quelque chose de si bon dans le soleil, inaccessible. La terre sous nos pieds paraît si simple, si évidente, faite pour nous.
Tant de mystères, le rire provoque une musique retentissante, la terre tremble, le ciel regarde, l’homme proteste, saisi de transe, une nourriture frugale, des émanations de gaz, une terreur domptée, un immense plaisir d’être l’abri, un rire conquérant, le voilà qui enflamme les parois des grottes, le voilà qui devient feu. La mythologie est encore en lui, elle se ressent au profond de son être. Ce qui terrorise est source intarissable de fascination. C’est la terreur qui nourrit l’âme. L’homme peint pour surmonter ses peurs, cette incroyable pesanteur de l’existence nous rabaissant à ce qu’elle a d’interdit. Un prisonnier alourdi de chaines. L’humain s’en libère une fois qu’il comprend qu’il peut les transgresser. L’humain doit mourir pour renaître. L’homme à terre devant le bison furieux est en train de renaître. L’essence de l’art. Plus l’existence est pesante, plus grande est la libération.
L’homme lion, Löwenmensch, sculpture en ivoire de mammouth de 29.6 cm de haut, datée de l’art aurignacien, environ 32 000 avant notre ère, est l’une des premières représentations humaines connues à ce jour. Elle a été découverte à Hohlenstein-Stadel, dans une grotte du sud-ouest de l’Allemagne. Le corps est manifestement celui d’un être humain assez fin et fort surmonté d’une tête de lion. S’agit-il d’un esprit, d’un dieu ou d’un sorcier ? Nous ne le saurons jamais, mais je penche pour un chaman se préparant à la danse des âmes. Difficile de ne pas songer aux futures représentations dont les Égyptiens sont friands, mais également aux monstres dont le Moyen-âge raffole et dont Bosch se fera le chantre enchanteur. Comme on a retrouvé un crâne tout à côté, les chercheurs pensent qu’il s’agit d’une statuette chargée d’accompagner le mort. Le chaman accompagne le mort dans un voyage périlleux. Là est la fonction première du monstre, nous ouvrir les portes de la mort, s’y aventurer.
L’abbé H. Breuil a reconstitué le Sorcier d’après une gravure peinte de 75 cm de haut et 50 cm de large, à 4 mètres du sol, la seule figure trouvée dans la Grotte des Trois-Frères, Montesquieu-Avantès, Ariège, daté d’environ 22 000 ans. L’effigie surplombe les bêtes accumulées dans un fouillis sans nom. L’humain n’existe pas encore par lui-même, il a besoin d’une représentation animale, en l’occurrence une tête de cerf. La première chose exceptionnelle est la qualité picturale du dessin alors que les représentations humaines sont schématiques et imprécises, l’ordre d’un dessin d’enfant. Il peut s’agir d’une divinité, mais plus vraisemblablement d’un chaman prenant l’apparence de son animal véhicule. Des cornes et des oreilles de cerfs, des yeux ressemblant à ceux d’une chouette avec une moustache et une barbe. Il porte sans doute une fourrure de bison. Le sexe mâle est très visible, mais non en érection, placé sous une queue de cheval ou de loup. Un être polymorphe. Par sa position dominante, il s’agit d’un personnage important. Un chaman dansant avec l’esprit des animaux ?
La grotte est d’abord l’endroit de tous les dangers, des bêtes tapies, prêtes à bondir pour défendre jusqu’à la mort leur territoire, un noir profond et pénétrant d’où naissent de perfides secrets, un monde en furie, puis la furie se calme, s’acclimate, se domestique, jusqu’à devenir un cocon de douceur et de paix. Il fait un froid horrible, l’Europe est couverte d’une calotte glaciaire. On entre en grotte comme on entre en religion, dans l’espoir d’une vie meilleure. C’est dans ce cocon protecteur que le rêve se met à bondir en tout sens, à gesticuler comme un nouveau-né, un enfantement, un enfant destiné à devenir un géant, un rêve destiné à conquérir le monde. Le monde nait ici, au creux des rêves les plus insensés.
La peinture est un rite, elle utilise une puissance qui la dépasse. L’usage de la puissance est rendu possible grâce à un savant jeu de rôles. L’humain se met à sa place, un respect immense, puis il quémande un peu de grâce au pouvoir qu’il imagine derrière la fournaise glaciale du mystère. Le monde est magique, il recèle des trésors de puissance, l’homme n’a qu’à se baisser, les ramasser, s’en emparer, se les attribuer, jouer avec le feu, le rituel sauve la mise, permet l’impossible. Il guide la main de l’homme osant regarder l’invisible. Des forces qui fusent de partout, un terrible sentiment d’impuissance, un déséquilibre permanent, une chute, une envie de se terrer dans quelque trou, attendre que tout passe. Rien ne passe sans nous, il faut sortir, se redresser, affronter, le rite est là pour aider. Le peintre saisit l’invisible, le met à sa portée, lui confère un sentiment de puissance. Pour le spectateur, l’effet est le même.
Une gravure sur pierre trouvée dans la grotte d’Addaura en Sicile et datée d’environ 12 000 ans avant. J.-C. montre des personnages et des animaux dessinés avec une gracilité surprenante. Les corps massifs ont fait place à des corps raffinés. Il s’agit de scènes de rituels, à mieux y regarder, on s’aperçoit que ces personnes sont en train de danser. L’humain vit encore dans les grottes, désormais, il se sent de taille pour en sortir, vivre au grand jour, affronter les éléments. Il sent poindre au bout de ses mains la technique suffisante, mais surtout il a fait la paix avec lui-même et les forces environnantes. Il n’est plus le chaman chevauchant l’âme d’un oiseau, son rêve suffit à le porter. La naissance de l’art italien qui, bientôt, portera le nom de Renaissance.
Ce qui paraît simple et évident ne l’est pas. C’est l’habitude qui donne un sens aux images et au monde qui nous entoure. L’image nous échappe quand le monde est insaisissable. Notre œil s’affine avec le temps, mais imperturbablement dans le même sens. Il ne voit pas mieux, ni plus profond, il s’accoutume à ce qu’il voit et demande toujours plus de précisions. Il ne demande pas à voir plus, mais à voir plus loin, plus loin c’est mieux, le monde s’agrandit, il devient moins dangereux. Ce que nous croyons voir est le fruit de l’éducation. Ce que nous appelons voir est cette aberration de croire que ce nous percevons est la même chose. Ce que nous croyons voir est si schématique que nous sommes incapables d’en saisir les différences. Nous voyons de la fixité autour de nous alors que tout est mouvance. Nous sommes persuadés de la terre ferme alors que tout notre être s’enlise dans des sables mouvants nous emportant nous et nos croyances. Le temps d’une croyance, le temps d’un enlisement.
La vue s’apprivoise. Plus l’œil s’habitue, moins il perçoit, il s’acharne à ce qu’il croit voir. L’œil s’éteint dans la lumière d’un aveuglement intime. Pupille dilatée, il prend vie dans l’obscurité. L’art n’est pas né dans la lumière, il est né dans le noir, la noirceur d’une lampe à graisse, il est né dans la colère de la clarté assourdissante d’un trou noir où s’agitent des flammes. L’art est né du feu. Mais il a fallu la terre pour poser le charbon, des formes incroyables s’agitant sous les flamboiements. L’art est né de l’eau, une grotte en regorge, mais il a fallu l’air pour créer l’incroyable illusion de la forme, reflet de l’air dans l’eau, projection de l’eau dans l’air. La passion décapsule le sentiment, se répand, effluve rugissant, suintant des parois des grottes de l’âme dans le ruisseau de l’esprit. Ce n’est pas l’esprit qui crée, l’esprit est créé dans le plasma de l’émotion, dans une caverne où l’esprit n’a que son âme pour se réchauffer, ses folies pour l’embraser. Cet art est à jamais enfoui en nous.
L’homme n’entre pas dans une grotte, il pénètre la noirceur de son âme, des sons grinçants, des odeurs de rots, les relents de la terre, une transpiration glaciale, des pestilences d’on ne sait quel bizarre animal. Il allume une torche, la caverne se met à chavirer, d’abord lourdement, puis, comme emportée de soubresauts convulsifs, elle brinquebale, s’emballe, s’emporte d’une valse infernale. Il se saisit de la magnificence du lieu, il sait désormais que les éléments ne sont rien sans la chair qui leur donne vie. L’art n’est pas né de la danse effrénée des éléments, il est né du bouillonnement du sang qu’on y verse. À nous de ne jamais oublier cette naissance et, quand nous déambulons devant des peintures nous semblant lointaines, à nous d’allumer le brasier de notre âme.
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oui c’est vrais comme sortir de la ville et aller en campagne sur le continent pas d’accès au iphone et regarder la nature peace Céline
merci pour ton commentaire, bisous Marc
A reblogué ceci sur Lesexdanslacite's Blog.
http://ma.prehistoire.free.fr/chanson.htm
Et si les rêves, les peurs, les joies des hommes et des femmes de Chauvet, de Lascaux et d’ailleurs étaient les mêmes que les nôtres ?
je connais cette superbe chanson grâce à Serge Reggiani. exactement ce que je pense, nous sommes comme eux malgré tout le déballage technologique ne nous apportant finalement guère plus
tout commence là, en effet, bravo pour cet excellent article
merci infiniment pour ce commentaire. toujours impressionnant de se trouver à l’origine de quelque chose
J’aime bien voir les crocs mignons de la femme préhystérique !
très drôle, merci pour ces jolis mots préhistoriques
Rapprochements personnels sur la continuité de la pensée de l’auteur – artiste…
« L’artiste est un démiurge, sinon à quoi bon…
L’homme n’entre pas dans une grotte, il pénètre la noirceur de son âme, des sons grinçants, des odeurs de rots, les relents de la terre, une transpiration glaciale, des pestilences d’on ne sait quel bizarre animal. Il allume une torche, la caverne se met à chavirer, d’abord lourdement, puis, comme emportée de soubresauts convulsifs, elle brinquebale, s’emballe, s’emporte d’une valse infernale. Il se saisit de la magnificence du lieu, il sait désormais que les éléments ne sont rien sans la chair qui leur donne vie.
La désespérance intime poussée à son comble éclate en gerbes éblouissantes, des étincelles en sarabandes joyeuses s’embrasant d’extase. Au fond d’un trou noir, calciné, surgit le trait paisible de la couleur. Une ligne tel un fil qu’on suit pour remonter à l’origine jusqu’à atteindre la mélodie de la matière. Comme les mouches sacrifiées aux rigueurs du printemps naissant, nous ne sommes pas de passage, nous sommes le passage. Caïn dans sa tombe regarde l’œil qui éclaire le ciel.
L’art n’est pas né de la danse effrénée des éléments, il est né du bouillonnement du sang qu’on y verse. À nous de ne jamais oublier cette naissance et, quand nous déambulons devant des peintures nous semblant lointaines, à nous d’allumer le brasier de notre âme. »
une terrible, mais nécessaire épreuve que de se relire. ma hantise, redire toujours la même chose, mais c’est vrai que c’est intéressant de discerner une continuité dans ce qui est écrit.
C’est vrai particulièrement dans ces deux derniers dossiers traités et c’est très intéressant pas seulement sur les derniers paragraphes de chacun et ce n’est pas du tout dire la même chose. C’est au contraire éclairant, lumineux même peut-être…