Turner Joseph Mallord William (1775-1851)

Il est des artistes qui cherchent à en dire plus, d’autres moins, Turner ne raconte pas, il n’est pas narrateur à décrire, il se soucie de hauteur. Il ne s’arrête jamais, il chemine. Il interroge le monde. Un chef-d’œuvre se différencie d’une œuvre ordinaire en ce qu’il pose une question. Le médiocre scrute des solutions, le génie contemple l’inconnu. L’œuvre n’explique rien, elle vit en nous, elle fabrique ce dynamisme vital qui fait que demain est un autre jour. Les peintres remplissent leurs toiles de commentaires berçant leur existence. Turner aime l’indéchiffrable de ses créations où l’important n’est pas ce que l’on comprend, ce qui bouleverse. Le peintre de l’incompréhensible.

La mort sur un cheval pâle, 1825

La mort sur un cheval pâle, 1825

Quand on ne cherche pas à dire, on esquisse le superflu, on élimine les détails, le subalterne. Le bavardage est une affaire de détails n’en finissant plus comme s’ils pouvaient changer le cours de la vie. Avant d’être une audace picturale, cette volonté de survoler les choses est une sagesse. Ne pas se handicaper de fioritures pesantes, aller à l’essentiel. L’art n’est pas une vérité, il est une transformation, ce qui permet au sens de s’affiner pour saisir l’essentiel. Turner se moque de l’immobile, le chevet du peintre, le chevalet du médiocre, les couleurs qui ne dansent pas ne méritent pas d’être montrées. Ce qu’il faut dévoiler, aucun message secret, un tremblement, ce qui en sort vainqueur, le peintre du triomphe.

Autoportrait, 1793

Autoportrait, 1793

Il existe deux façons de voir une peinture, la façon technique incluant l’histoire et la manière pour la réaliser de façon crédible et l’élan vital, la force qui tient à l’œuvre. La technique est primordiale, elle forme le style d’un créateur, chacun sa façon de voir les choses et de les exprimer. La technique est généalogique, une histoire de filiation. Le moteur est de l’ordre d’une dynamique, ce qui la continue en nous, nous qui partageons le même élan vital. En somme, elle établit un lien entre ce qui voit et ce qui est vu. Le peintre divulgue le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure. L’œil est central, ce qu’il est censé voir, où il se tourne, où il se rend, ce qui le renvoie vers un autre. Le cheminement de l’œil donne ce que nous appelons une œuvre d’art, une randonnée fantastique dans ce qui nous révèle à nous-mêmes. L’œil du peintre se promène dans le tableau, le spectateur ne fait rien qu’en suivre le parcours. Inconsciemment, nous poursuivons l’œil du peintre qui s’impose à nous, même hors de la toile, non plus dans l’univers disparu de la peinture, mais du nôtre qui ne l’est pas encore. Comme on est fasciné par une intensité lumineuse, on est ébloui par la vision du peintre.

Glaucos and Scylla, 1841

Glaucos and Scylla, 1841

Il y a des œuvres qui civilisent l’œil jusqu’à le rendre trop poli pour voir. La fonction de l’art n’est-elle pas de déciviliser l’œil, lui rendre l’état brut de sa nature ? Voir est l’impolitesse d’une indiscrétion. L’œil dans son instinct et sa survie, non l’œil qui se réjouit de la palette subtile du peintre sans en saisir la puissance nous emportant dans une autre sphère. Non le contentement de soi dans une image soyeuse, le besoin de se surmonter dans une image qui est une odyssée. L’art n’est immense que lorsqu’il nous place en face des ardeurs vitales. Le mouvement de l’âme en péril. Quand elle disparait, son râle. L’art n’est pas abrupt, mais il réveille la brutalité pour nous ramener au dynamisme de notre vision. L’art est cruel en nous déboutant de nos certitudes.

Cathédrale Lincoln, 1795

Cathédrale Lincoln, 1795

Le détail est une élucubration de l’œil, le fauteuil de l’esprit où il peut sans fin discourir sur l’utilité et la raison de ce qu’il voit pour ce qu’il devrait voir. Il s’installe dans le confort d’une dictature. Le détail a l’audace de rendre vrai ce qui ne l’est pas. L’œil sait qu’on essaye de le tromper par mille subterfuges. Pour ne pas errer, il agit par déductions. Le détail est une extrapolation, la justification qui domestique l’élan vital, rendre vivable le quotidien sans être emporté par sa folie. L’art s’amende du détail, il s’en élève pour ne pas en rester l’esclave. Tout est souffle, océan, terre et feu, cette énergie flamboyante en toute chose, tout est eau, liquide nourricier pénétrant toute matière, tout interagit en tout. Rien n’existe en soi, tout n’existe quand dans la confrontation des éléments entre eux. Un combat dont nul ne sort victorieux, une lutte sans fin, un inextricable enchevêtrement où plus personne ne sait qui il est, de quoi il est fait, nul ne sait ce qu’il devient ou ne devient pas. Désarçonnant la raison, Turner est un des premiers peintres de la modernité.

Concert à Petworth, 1835

Concert à Petworth, 1835

L’homme est un animal solitaire vivant en société. Un solitaire qui déteste les solitaires. Un être se suffisant à lui est une injure à la musique du monde. Pour ceux qui savent, la solitude est un réservoir infini. Un être se suffisant à lui est une grossièreté indigne de l’art. La société des hommes est un univers étriqué et superficiel, une croute terrestre sur une boule de feu. Le monde tremble. En se déplaçant, il effraie les particules élémentaires qui le hantent. Ce qui semble figé est artificiel. Voir, c’est percer le mouvement en toute chose. Le visible est infinitésimal. Le calcul infinitésimal des détails prend des proportions gigantesques. L’esprit se perd dans les détails. Des masques de carnaval dansent en chahutant, puis, la fatigue venant, il faut tomber les déguisements, faire respirer cette peau si longtemps contrainte sous l’aspect de garnitures insignifiantes. Pour dormir, il faut se dévêtir, enlever les oripeaux du jour. L’insomnie est le refus de la nuit, l’incapacité de se défaire du jour. L’insomnie, c’est faire de la nuit un jour. C’est refuser ses splendeurs nocturnes. Retirer la cosse d’un haricot, la peau d’une banane, la coque d’une noix, mettre à nu l’insignifiant, ôter ce qui empêche de voir l’essence du monde. Pénétrer la nuit.

Vallée d'Aoste avec tempête, 1837

Vallée d’Aoste avec tempête, 1837

Un détail est une déviation. Turner frotte les yeux, leur enlève leurs manigances et nous lance dans le rebond du regard. Depuis toujours, l’homme a décidé que le jour est plus important que la nuit. Il y a relégué ce que le jour ne peut accueillir. Le jour est avare. Ce qu’il rejette, il le jette dans la nuit pour s’en débarrasser. Le jour est un tyran, le détail est son sceptre, l’œil, son glaive. L’homme est fasciné du jour quand il s’aperçoit qu’il est malléable à sa volonté. Tout ce qui lui échappe, tout ce qui le terrorise, il le terre dans la nuit. Il couvre le jour d’un manteau de nuit, puis il décide qu’il est temps de se coucher. Quand les paupières deviennent trop lourdes, dans le noir, tout se fond en tout. C’est cela que l’on redoute, perdre ses frontières et disparaître dans une ressemblance où tous les hommes sont gris. On institue une foule de détails faisant dire ceci est cela, cela est ceci. Le jour, le véritable, est éblouissement comme une nuit. Voilà sa découverte, Turner peint le jour comme une nuit pleine de mystères. Ce que l’on voit se perd dans ce que l’on ne voit pas. Puisque l’œil est un despote, il faut l’extraire de ses vérités, le dénuder, le rendre si fragile que les profondeurs de la nuit reprennent enfin leurs droits.

Disaster at Sea, 1835

Disaster at Sea, 1835

L’œil apprivoisé est myope de la route connue par cœur. Le point de départ est le jour qu’il faut décapuchonner, décapsuler, ouvrir la bouteille dont le pétillant produit des gerbes de lumière. Ne conserver que l’essence de ce qui est. L’érosion de ce qui entrave l’œil. On calme le feu, attise l’eau, on fait bouillir l’air, on souffle sur la terre pour que sa brume réveille l’homme de ses torpeurs du détail. Les éléments sommeillent durant le jour. De ses yeux cerclés de la monture de ses bésicles, il fait le tri de tout ce qui encombre son œil. On chausse une peinture comme botte de sept lieues, pour franchir le ravin nous empêchant de fusionner avec les éléments de la vie. Une peinture alchimique. Une peinture où tout se fond en tout pour n’en conserver que le débordement. Le fou fait d’un détail une montagne infranchissable, le trône d’une divinité immuable aveugle d’un monde qui se transforme sans cesse. Dieu est acceptable à condition qu’il ne soit pas une monstruosité d’obligations ou de croyances, mais une ouverture sur la richesse infinie du néant.

Pluie, vapeur et vitesse, 1844

Pluie, vapeur et vitesse, 1844

Le détail sépare les éléments d’entre eux. Abattre le détail de ses prérogatives, c’est instituer l’union possible entre les choses. Ces gens isolés ne le sont que par une erreur d’optique. L’art n’est pas chargé de décrire ce qu’il voit, mais de réunir ce que la raison semble obstinément séparer afin d’asseoir son pouvoir. Il ne s’agit pas d’un don du ciel, une évolution, non un tâtonnement, un changement radical, le long et méticuleux travail d’un œil, le nez dans son ouvrage, à s’en rendre aveugle. Puisque l’on voit moins ce dont on se rapproche, l’idée toute simple, le génie, sans une extrême simplicité n’est que duperie, est de s’éloigner. Ce qui est simple ouvre les portes, ce qui est compliqué les ferme. Pour Turner, il s’agit d’ouvrir une enceinte, il est convaincu de découvrir ce que personne d’autre n’a entrevu avant lui, du moins de façon aussi évidente. En réduisant les choses au nécessaire, on saisit la façon de les mouvoir. Dans le fatras des objets, la place qu’ils occupent est déterminante, elle est figée. Précise, l’image est descriptive. Imprécise, l’image devient dynamique.

L’homme est né à Londres. Son père est perruquier reconverti en barbier quand la mode des postiches vient à disparaître. On sait peu de la mère si ce n’est qu’elle est déséquilibrée, sujette à de violentes colères que l’enfant subit impuissant comme un déferlement de forces incontrôlables. Elle est enfermée dans un asile d’aliénés où elle semble achever son existence. On n’entend plus jamais parler d’elle. Il apprend à se dissimuler. Un milieu de condition modeste où l’on connait la valeur de l’argent pour en manquer où le seul moyen d’en gagner est un travail fastidieux. Sa scolarité terminée, en 1780, il entre chez un architecte. Le décès de sa sœur Mary Ann, en 1786 (elle a 8 ans), accentue son côté solitaire. Un introverti peu bavard, mais aussi, quand il se sent en confiance avec des personnes qu’il aime, un personnage joyeux et rieur, aimant les calembours. D’après certains témoignages, un gentleman spirituel et aimable. Il est admis comme élève au Royal Academy School (crée en 1768) en décembre 1789 où il apprend exclusivement à dessiner (il est autodidacte en peinture). Dès 1790, il participe à l’exposition à la Royal Academy à laquelle il sera présent chaque année jusqu’en 1850. En 1793, il obtient la Greater Silver Pallet, une récompense lui permettant de vendre ses œuvres.

Dido construisant Carthage, 1815

Dido construisant Carthage, 1815

Si le jeune peintre absorbe de nombreuses influences, c’est son professeur, Joshua Reynolds, qui joue la part prépondérante. Pour lui, la tradition idéaliste et poétique est la seule valable en art où l’universel l’emporte sur le singulier. L’art ne décrit ni des objets, ni des individus, mais révèle des espèces imaginaires selon l’expression de Turner. Il veut l’essentiel qui subsiste, non l’éphémère qui s’envole avec le temps. Dès cette époque, il affirme que le soleil, c’est Dieu. La lumière est chargée d’une puissance métaphysique qui en appelle au divin. Reynolds n’a pas de sympathie pour les paysagistes, mais il apprécie Claude Lorrain pour sa vision synthétique et idéale. C’est grâce à Reynolds que Turner découvre le peintre français. Une œuvre d’art doit ouvrir son sujet à l’imaginaire et non le réduire à une vision objective dénuée d’intérêt. Reynolds différencie l’idée étroite de l’idée vaste et libérale. L’œil est essentiel, mais il est un outil, jamais une fin en soi. Turner reprend intégralement la vision de son professeur en l’adaptant à sa personnalité.

Autoportrait, 1799

Autoportrait, 1798

Le cheminement est lent. Turner réalise des milliers de paysages réalistes à l’aquarelle, certains reproduisant les mêmes, mais sous un angle différent. Avant de vaincre la réalité, ce qui n’est pas chose aisée, il faut d’abord l’affronter sous toutes ses coutures. À cette époque, on n’ignore pas ce qui dérange, on le maitrise. Reynolds ne prône nullement l’imitation réaliste, mais artistique. En disciple passionné du maître, Turner comprend qu’il s’agit d’interpréter le monde et non de le reproduire servilement. Physiquement, l’homme est anodin, qui plus est, sa tenue est négligée, propre, mais délavée. Malgré ce portrait de jeunesse (1798) où on discerne un beau jeune homme blond, les yeux grand ouverts sur le monde, selon les témoignages de ceux qui l’ont approché, son aspect est rebutant. Sa conversation non plus n’est pas recherchée parce que souvent trop aiguisée au goût de la bonne société. Il possède un savoir encyclopédique, mais en fragments désordonnés. Un autodidacte réservé, peu mondain, toujours sur la défensive. En revanche, quand il se sent en confiance, il se métamorphose en homme joyeux et insouciant. Il est passionné d’hydrodynamique, la nature de l’eau, ses mouvements le fascinent. Il voit dans l’océan son berceau. S’il doit insuffler le mouvement dans son œuvre, il lui faut en étudier chaque subtilité.

Norham Castle, 1840

Norham Castle, 1840

L’univers de Claude Lorrain est immobile. Il fait l’effet au peintre à la fois d’un grand malheur et d’un grand bonheur. Il y a quelque chose d’imposant dans cette œuvre qui semble dépasser Turner en tout. Une œuvre d’imagination pure, mais dans un cadre rigoureux, classique projetant l’horizon au loin comme peut-être jamais aucun peintre n’avait fait avant lui. Cet horizon fascine Turner, il n’aura de cesse, durant sa carrière, d’en percer le mystère. On copie un maître, pour le détruire et le dépasser. Turner n’est pas un artiste méconnu. Il vend ses œuvres avec succès. Le 12 février 1802, il est élu membre de la Royal Academy, un statut exceptionnel alors qu’il n’a que 26 ans. S’il a toujours refusé de se marier, il a deux filles, probablement d’Hannah Danby, la gouvernante du peintre dont on ne sait rien si ce n’est qu’une maladie de peau la rend particulièrement repoussante. Sa situation financière est excellente grâce aux nombreuses aquarelles vendues. Ses peintures, dès 1800, s’orientent vers l’idéalisme et le sublime laissant le spectateur perdu dans une immensité où il n’a pas de place, en quelque sorte, une peinture hermétique. L’œuvre qu’il réalise réduit son voyeur à l’insignifiance. Il est fasciné par la grandeur emprunte de mystère où se déroule une scène mettant en forme les puissances de la nature en un déchainement métaphysique. La caractéristique de son art reste la simplicité, la légèreté, la clarté des couleurs et le mouvement. Il rejette la forme humaine. Sa vision est un déchainement de forces où l’humain minuscule n’a pas de place, du moins centrale. En cela, il s’éloigne radicalement d’un Reynolds.

George IV au Parlement d'Edimbourg, 1822

George IV au Parlement d’Édimbourg, 1822

Le peintre, assoiffé de voir, aime bouger et se confronter à de nouveaux paysages, Turner voyage beaucoup comme touriste afin de saisir la topographie des lieux visités. Tous les pays l’intéressent, mais il avoue une préférence pour la France, ses paysages grandioses et ses artistes. Il s’y rend pour la première fois en 1802, une fois la paix d’Amiens signée, apportant un répit aux conflits incessants entre la France et l’Angleterre. L’aquarelliste n’est jamais en repos. En 1819, il va en Italie en traversant la France. Jusqu’en 1830, l’Italie reste au cœur de ses préoccupations artistiques. En réalité, de ses nombreux voyages, ils tirent peu de peintures à l’huile. Il a le souci de se nourrir du passé, de le digérer, mais il ne s’y attarde pas. Évidence de tout voyageur, aussi loin qu’on aille, tout périple est intérieur. Turner se lance avec frénésie dans la capture du réel qu’il côtoie, mais son œuvre, il la fomente dans son intimité. Cette vision qui l’habite, il ne peut la trouver ni en France, ni en Italie, en revanche, il a besoin d’ouvrir sa vision au contact d’autres. Il faut un déclencheur, parfois il n’a rien à voir avec ce que l’on fait, voyager amène à changer ses façons de voir et de penser, c’est cela qui intéresse avant tout Turner. Peu importe ce qui est vu du moment que cela produit un effet sur soi.

La peinture n’est ni un divertissement, ni un apparat, c’est une œuvre destinée à élever l’âme. L’idée est un haussement comme il en va des autres arts chargés d’amener l’esprit vers des pâturages où il trouve une nourriture appropriée à son idéal de vertu et de grandeur, voire un élan pour ses aspirations les plus hautes. Là est la fonction première de toute représentation artistique. Là est le sens auquel s’attache le jeune Turner. Aucune œuvre ne se suffit à elle-même si elle n’offre pas un dépassement de soi. « Ce qui est beau est ce qui rend l’homme meilleur », dit Madame de Staël. L’idée d’une humanité déchue devant travailler à se parfaire est le fondement de l’art occidental. Ce qui est nouveau chez Turner est qu’il ne passe pas par une moralisation chrétienne, mais en plaçant le voyeur devant le spectacle grandiose de la nature, une nature impétueuse recélant des forces colossales. L’art tend inéluctablement vers l’infini puisque seul ce spectacle est capable d’élever l’âme. Ce qui est novateur chez le peintre anglais est de conférer à la nature cette infinité qui est l’apanage de la divinité. Aucun dieu ne nous tend la main pour nous emmener vers les rivages de l’infini. Cette immensité est à portée d’œil, il suffit de lever la tête et de regarder le ciel. Il faut mettre en branle les éléments pour les faire danser une gigue où la terre entière devient une explosion dont les trouées sont une porte vers l’infini.

A mountain scene, Val d'Aosta, 1845

A mountain scene, Val d’Aosta, 1845

En 1807, il est nommé professeur de perspective à la Royal Academy. À ses yeux, cette perspective est secondaire face au déferlement d’une nature démesurée, ce qui n’est pas sans déconcerter son auditoire. Il affirme qu’il est possible de porter le regard en profondeur par un jeu de couleur et de formes sans utiliser la perspective linéaire, une forme artificielle et restreinte de vision. Un homme déroutant se plaisant à troubler ses élèves. En réalité, un homme qui ne cherche pas une fin, mais une origine, un commencement. Ce qui débute a infiniment plus d’intérêt que ce qui se termine. Pour cela, il faut s’effacer. L’humain réduit ce qu’il voit à ce qu’il est, pour le peintre, il faut, au contraire, élargir le spectateur à ce qu’il ne voit pas. Le réalisme réduit l’être à sa façon de voir, l’idéalisme le grandit à la vision de forces le dépassant. L’humain n’est plus le héros de la peinture, il en devient le serviteur perdu dans le flou. S’il suscite des réactions violentes contre son travail, il trouve néanmoins une clientèle fidèle capable de payer le prix fort pour l’acquisition de ses œuvres. La mort de son père, en 1829, le plonge dans un désespoir qui va nourrir son œuvre. Il exprime fréquemment la peur de mourir. La peinture est un combat sans merci entre un homme et le prodigieux secret de l’existence. S’il devient riche, il vit comme un pauvre, ce qui fait dire de lui qu’il est un pingre invétéré. En réalité, même soucieux de confort, les choses ne l’intéressent pas. Rien n’a de valeur à ses yeux que les forces de la nature. L’isolement dans lequel il se place n’est pas dû à un rejet de ses contemporains, mais à un choix personnel. Depuis que Turner a déchu l’humain de son trône, il s’est identifié aux forces qu’il peint, il se détache de ses semblables.

Pêche en mer, 1796

Pêche en mer, 1796

Pêcheurs en mer, 1796, est la première toile à l’huile exposée au salon de l’Academy Royal. Déjà la réalité est indécise et ne se discerne que par ses impulsions. Aucun détail, des formes sinon floues, du moins imprécises donnant cette impression vertigineuse d’être plongé dans la mer sans savoir ce qui va se produire. La puissance de l’eau, la majesté d’une lune trônant au-dessus de tout, calme et impérissable alors que les éléments sans être déchainés annoncent le redoutable combat que doivent mener les marins pour survivre dans un élément dont ils n’ont aucune maîtrise. La seule maitrise possible est celle de l’artiste mettant en scène des forces sans pour autant en révéler aucune issue. Le bateau de pêche au premier semble dérisoire, il n’évoque pourtant aucun désespoir. Le naufrage est dans l’ordre des choses.

Hannibal et son armée traversant les Alpes, 1812

Hannibal et son armée traversant les Alpes, 1812

La révélation de sa peinture se produit un soir d’orage particulièrement violent quand il a l’idée d’une Tempête de neige, Hannibal et son armée traversant les Alpes, 1812. L’homme fait des efforts considérables, pour un résultat trop souvent insignifiant. Hannibal réalise un exploit surhumain, il tente d’écraser Rome, il échoue lamentablement. Il ne fait aucun doute que Turner songe à Napoléon. C’est à partir de ce moment que Turner écrase la vanité humaine. En bas, à gauche, au premier plan, un homme retient le bras armé d’une femme sur un corps à moitié nu et mort. Une scène montrant la déchéance humaine. L’armée carthaginoise paraît minuscule. Le ciel noir de la tempête dévore une partie du soleil jaune. Le combat ne fait que commencer. Puisque les éléments, comme les humains, sont destinés à combattre, que la fête commence lance comme cri de victoire le peintre dans ce tableau. Il vient de découvrir le moyen de donner à son art la puissance qui lui manque encore. La victoire est d’autant plus éclatante que la toile reçoit un accueil favorable de la critique. Turner ne s’est pas encore délivré du classicisme, l’image du bas avec ses humains terrorisés reste d’une facture habituelle pour l’époque. Le grand chambardement vient du ciel, il est terrible, il masque le soleil de l’art, il ne le révolutionne pas encore. Une question de temps.

Ulysse fuyant Polyphème, 1829

Ulysse fuyant Polyphème, 1829

Ulysse raillant Polyphème, 1829, Ulysse s’évade de la caverne du cyclope dévorant les hommes après l’avoir aveuglé d’un pieu géant chauffé au rouge. Le cyclope meurtri n’apparait que comme une ombre en haut et à gauche du tableau. Ulysse, dressé près de l’artimon du navire, le deuxième mât plus petit du navire en arrière, se moque de lui. À gauche, en bas, une caverne embrasée où l’on discerne clairement des flammes. Au loin, dans l’horizon, on devine Apollon conduisant son char dont on aperçoit la tête des chevaux. À la proue du navire, des néréides brandissent des étoiles scintillantes. Ulysse et ses compagnons sont sains et saufs dans leur navire quittant triomphalement l’endroit. Fort de sa ruse qui a vaincu, c’est ce moment que choisit le héros grec pour railler le géant non sans cruauté. Dans ce tableau surgit la confrontation des éléments, thème lancinant chez le peintre. Le feu, la terre, l’eau et l’air sont en mouvement. Le jaune, le rouge et le bleu dominent le tableau. Chose unique dans ce tableau, l’humain est quasiment au centre et ridiculise les éléments qui sont à l’origine de toutes forces en ce monde. Une vision optimiste et joyeuse où l’humain a sa place, ce qui explique l’engouement du public pour cette œuvre.

En matière d’art, un leitmotiv obstiné revient sans cesse dans la bouche de certains commentateurs : le peintre serait en quête de lumière, ce qui revient à dire que le musicien est en quête de son, une évidence n’apportant rien de plus à la compréhension d’un artiste. Ce que l’on appelle lumière est en fait une couleur. Chaque peintre construit la palette qui fait son style. Si un peintre privilégie le jaune, on le dit plus lumineux qu’un autre, donc, sous-entendu, plus mystique, une vue de l’esprit. Turner utilise peu de pigments, blanc, ocre jaune, terre de Sienne, rouge vénitien, vermillon, bleu de Prusse et bleu d’outremer, ils lui suffisent pour sa symphonie. Les grands peintres utilisent peu de couleurs, ils sont obsédés par certaines, les autres les ennuient. Une couleur est d’abord une jouissance avant d’être une aspiration divine. En ce qui concerne Turner, c’est particulièrement vrai. La couleur du feu le fascine au point qu’elle dévore peu à peu ses toiles au détriment du bleu pourtant largement utilisé par le peintre anglais. Le bleu est l’infini, le jaune est la concentration, le bleu éloigne, l’ocre jaune rapproche. Turner peint rarement ce qui permet de passer de l’un à l’autre, le vert.

Incendie de la Chambre des Lords, 1835

Incendie de la Chambre des Lords, 1835

L’incendie de la Chambre des lords, 1835, marque l’apothéose du mouvement grandiose entre les différents éléments, feu, terre, eau et air, détruisant tout sur son passage. La Chambre des lords est un summum de la réussite humaine, ici balayée par un incendie, s’étant produit la nuit du 16 au 17 octobre 1834, suite à l’embrasement d’un bateau sur la Tamise. Les proportions ne sont pas respectées. Le pont de Westminster paraît exagérément grand et élevé. Tout en bas, on sent murés les spectateurs dans la peur et l’impuissance. La grandeur humaine se réduit à une prière quand elle s’effondre. L’incendie lui-même paraît démesuré. Le feu fascine le peintre surtout quand il lui fait côtoyer un ciel bleu plein d’espoir et d’apaisement, malgré la nuit. La hauteur du pont affaisse celle des spectateurs, l’humain est vaincu par la grandeur qu’il a érigée. La Chambre infime face à tout le reste. La vision est élevée, elle ne subit pas l’évènement, elle l’admire et le révèle. Aucune vision dramatique ne transparait, on dirait plutôt une fête. Quand la nature reprend le dessus, on sait qu’en dessous, l’humain vit un drame effroyable, celui de s’être hissé à un niveau qui n’est pas le sien. Le peintre travaille essentiellement au couteau à palette. La couleur est une matière vivante. Il le dit lui-même, il ne porte pas son œuvre, c’est son œuvre qui le porte. Il ne commande pas sa main, il la dirige. Toute œuvre de qualité allant quelque part, pas d’autres destins que de la suivre en lui offrant ce que l’on a de mieux, en lui laissant toute liberté d’expression. La couleur devient une forme prenant peu à peu la place du dessin relégué à un rang anecdotique.

Navire de guerre, Téméraire, 1838

Navire de guerre, Téméraire, 1838

Le navire de guerre Téméraire est remorqué vers son dernier mouillage pour être démantelé, 1838. De l’aveu même de Turner, sa toile préférée. De l’ensemble se dégagent une force et un apaisement grâce à un parfait équilibrage de couleurs et de formes. Avant d’être un message, l’œuvre est une harmonie, le calme grandiose avant le déferlement.

Ombre et Obscurité, 1843

Ombre et Obscurité, 1843

Ombre et Obscurité, le Soir du Déluge, 1843. Effet du clair-obscur où dominent le bleu, le vert et le marron, malgré un centre blanc. Un cercle se dégage révélant un passage. Cet aspect circulaire évoque un œil, voyant tout, sans s’attacher pourtant à rien qu’au mouvement. L’œil n’est jamais au repos, il doit chevaucher chaque forme fuyante. Ne pouvant s’arrêter nulle part, l’œil doit continuer sa folle course. En bas et à droite, on discerne des animaux, notamment un chien et des chevaux. En haut, en noir, une nuée d’oiseaux volant jusqu’à se perdre dans le noir. Deux êtres humains dénudés et éclairés de blanc et de jaune semblent couchés. Un monde en pleine dissolution dans le tournoiement des éléments. L’effondrement est héroïque quand il annonce une élévation.

Lumière et Couleur, 1843

Lumière et Couleur, 1843

Lumières et couleur (Théorie de Goethe), Le matin après le Déluge, Moïse rédigeant la Genèse, 1843. Turner a soigneusement étudié le livre de Goethe sur les couleurs, mais il en offre ici une interprétation personnelle. Tout se passe dans un cercle délimité en haut par un ciel bleu, mais lointain. L’œil du peintre s’éclaire. Le centre est dominé par une tache verte alors que le reste de la peinture est rouge, jaune et ocre jaune. On peut estimer que cette masse verte, ondulante comme broyée par de l’eau, fait référence au Soir du Déluge. On aperçoit de nombreux personnages dont les plus visibles se situent en bas et à gauche dont on ne perçoit que le visage, le reste étant imprécis, sans doute pris dans les eaux, encore que cette eau est jaune virant au rouge. Au-dessus de la masse verte, on discerne un serpent enroulé sur lui-même. Au-dessus apparaît Moïse assis et semblant écrire. L’image prend le dessus sur le sens, la couleur sur la forme. La vision de l’artiste prend le dessus, elle se hisse vers les sommets de la création.

Ange debout dans le soleil, 1846

Ange debout dans le soleil, 1846

Ange debout dans le soleil, 1846. Pour seul commentaire, cette phrase du peintre : « ce qu’il y a de sublime ne peut exister sans être énigmatique. » Il est difficile de faire plus incertain dans ce tableau. John Ruskin, le premier admirateur chevronné de Turner a cette phrase : « Turner se tiendrait comme le grand ange de l’apocalypse voilé par un nuage, avec un arc-en-ciel sur le chef et avec le soleil et les étoiles dans la main. » Un mouvement circulaire, solaire, un ange armé d’une épée, en bas, sans doute des âmes en peine, en haut et à gauche, une nuée d’oiseaux noirs s’envolant, juste quelques-uns sont visibles en haut et à droite. On se rappelle cette phrase du peintre : « les oiseaux effrayés quittèrent en criant leurs abris nocturnes. (Ombre et Obscurité, le Soir du Déluge, 1843) » Ce tableau marque le retour des humains ou êtres à forme humaine alors que le peintre avait eu tendance à les absorber dans les puissances naturelles. Cette fois, un être à forme humaine trône au milieu de la toile dans une position héroïque. En bas et à gauche, des humains semblent fuir un squelette, sans doute la mort. Sur la droite, ils sont livrés à eux-mêmes, mais il est impossible de dire ce qui se passe au juste. Avant d’atteindre l’abstraction de forme, il faut d’abord atteindre celle du sens. La fusion est un mouvement circulaire. La couleur dominante jaune, ocre jaune et rouge révèle un brasier, le lieu d’une transformation. Peut-on parler, ultime espoir avant la fin, d’une évolution de l’être humain ? L’humain est-il destiné à se relever ?

Scarlet Sunset, 1840

Scarlet Sunset, 1840

Ayant perdu ses dents, diminué physiquement, dépressif, il abandonne définitivement la peinture en 1850. Pendant 18 mois, il ne fait rien d’autre que d’attendre la mort. Sa seule distraction est d’être porté sur le toit en terrasse de sa maison afin d’admirer le lever du soleil. On ne sait rien d’autre. Il meurt un 19 décembre 1851 laissant une œuvre gigantesque, très courtisée par les nombreux amateurs. Peu de visionnaires ont réussi cet exploit de peindre l’impossible tout en connaissant la notoriété. Très peu de génies ont ce privilège d’être reconnus de leur vivant et de s’enrichir par des visions révolutionnaires pour l’époque. Il est plus qu’un précurseur de l’impressionnisme. Sa peinture annonce le XXè siècle, sûrement après également. Son tort, d’avoir rapetissé l’humain, ne le fait pas reconnaître à sa valeur comme l’un des plus grands peintres de tous les temps. Non le précurseur de tel ou tel courant de peinture, un précurseur tout court, annonciateur d’un monde en perpétuel bouleversement. L’une des principales leçons de Turner est de prouver qu’il n’existe pas d’histoire de l’art, mais une façon de regarder le monde environnant selon l’interactivité que l’on a avec lui. L’impressionnisme suppose une condition, l’individualisme, la vision personnelle d’un individu dans un monde où la réalité est bannie de ses prérogatives. Si la peinture de l’artiste prône cet individualisme, sa vision n’est en rien impressionniste. Il essaye de rendre compte d’un combat entre les différents éléments de la nature, ce dont ne se soucie nullement l’impressionnisme français, une imagerie où l’humain est placé au centre de tout. Monet affirme que Turner n’a aucune influence sur son art. L’impressionnisme, comme toute autre forme artistique, existe dès les origines de la peinture et ne cesse de réapparaitre plus ou moins jusqu’à son explosion à une époque où les mentalités réclament leur indépendance. Tous les courants artistiques que l’on s’ingénie à définir sont contenus dans l’œil. Tout au plus peut-on affirmer que le regard privilégie une façon d’être. N’est-il pas dommage de réduire la vision à un sens unique quand elle offre une infinie richesse ?

Comments
8 Responses to “Turner Joseph Mallord William (1775-1851)”
  1. BERNARD dit :

    cette fois mon admiration s’élève à l’émotion…

  2. Jacques Lam dit :

    comme toujours chez vous, très bien écrit et documenté pour un artiste somme toute assez difficile d’accès. j’apprécie l’idée qu’il existe plus d’énigmes chez un peintre que de solutions, je suis d’accord avec vous que c’est la marque du génie

  3. hafid dit :

    J’ai un tableau signé jwm Turner et j’aimerai savoir si ce tableau est un vrai. ???? Et comment savoir un vrai d’un faux.et merci

    • cieljyoti dit :

      les premières choses à réaliser sont de vérifier la provenance du tableau, ensuite l’appartenance. pouvez-vous justifier d’un titre de propriété quelconque afin de prouver que ce tableau n’a pas été volé ? il faut vérifier si le tableau est référencé dans le catalogue des œuvres de Turner. prendre une loupe puissante et regarder si la peinture est visible (s’il ne s’agit pas d’une reproduction). regarder la nature du cadre s’il est ancien ou pas. du coup, vérifier la nature de la toile. vérifier la signature. si tous les éléments concordent, prendre contact avec un expert, mais en sachant qu’une expertise peut coûter très cher.

  4. Clavier dit :

    Merci Céline pour cette présentation. Beau choix de tableaux. La palette de ciels de Turner est vraiment incroyable.

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