Le mythe du virtuel

Traditionnellement, on oppose un monde réel, perclus d’obstacles et de vérités, à un monde virtuel, rayonnant de facilités et de faux-semblants, un monde donné d’avance et un monde à construire. Ce que l’on appelle réalité est une conscience butant sur une morale nous autorisant ceci et interdisant cela. C’est un monde ordonné avec des règles qu’on ne peut légitimement enfreindre. C’est un monde du passé puisque seul le passé est capable de définir ce que nous sommes en train de vivre. Il est apparemment figé selon une hiérarchie dans laquelle chacun a une place selon ses capacités. Au contraire, le monde virtuel, plus malléable, s’ouvre à tout ce qui l’est moins. C’est un monde en puissance, c’est-à-dire ouvert sur un futur qu’on veut réaliser.

La réalité évolue dans une tridimensionnalité qui fonde son mouvement. Le monde virtuel est binaire en ramenant tout à une opposition entre oui et non, ce qui en fait un espace accessible au plus grand nombre. Comme la plupart des gens n’aiment ni bouger ni changer, ce monde binaire est un univers quasi idéal parce que superficiel et sans conséquence.

Le virtuel est aussi vieux que le réel et leur dichotomie est artificielle. L’être vit une réalité, mais il s’exprime dans la virtualité de son être. Le virtuel est le complément indispensable du réel. La différence est ailleurs. Autrefois, sa matière était construite par des professionnels, principalement des artistes. Aujourd’hui, l’outil informatique offre un support accessible en favorisant ceux qui sont initiés à sa méthode. Ce sont des armées d’amateurs qui se sont emparées du monde virtuel. L’équilibre entre réalité et virtualité penche largement du côté de cette dernière.

La technologie, aussi développée soit-elle, nous rappelle combien l’être reste enlisé dans ses étroitesses intellectuelles et sentimentales. Beaucoup de stars du net, qui ont une formation informatique, sont maladroits sur le plan créatif. Ils piratent ce qui les valorise. Puzzle d’égocentrismes, le virtuel est une mode qui se copie allègrement. Rien ne sert d’être le meilleur, il suffit juste de tenir suffisamment longtemps pour exister. On commence à raconter sa vie dans un réseau quand on sait qu’on n’en aura jamais vraiment une digne d’intérêt. Un monde dans lequel on peut tout simuler, le talent, la vulgarité, la vie et sa mort. Des potacheries d’adolescents en mal d’une révolte dont ils sont incapables. On n’accepte de voir les autres que pour mieux se montrer.

Ce qu’un artiste réalise par son talent, un informaticien le fait par un jeu de provocations évidentes. Le talent est une provocation, la provocation est un manque de talent. Deux mondes imaginaires se font face, les classiques créateurs artistes, romanciers, cinéastes, peintres, etc., de l’autre, un monde de techniciens à la culture si pauvre qu’ils n’osent que timidement parler en leur nom. Ils causent au nom des autres, l’autorité d’un moment que l’on pille sans vergogne. On s’aperçoit très vite que le monde virtuel est une prison dont on ne sort pas une fois qu’on y trouve son confort intellectuel et sa sécurité. L’art a le sens qu’on lui donne, le virtuel, celui qu’on lui prête.

Si le monde virtuel est bâti sur le modèle du monde réel, il se présente comme un monde de potentialités. Face à la conscience meurtrie d’obligations, l’inconscient est un univers démocratique où tout semble équivalent même si chacun n’utilise que ce qu’il peut. On triche dangereusement dans le monde réel appartenant aux malins et aux forts. Le monde virtuel laisse une place à plus de monde et c’est ce qui le rend fascinant. Si la réalité est limitée au nombre de contraintes orchestrées par la conscience, le virtuel reste apparemment ouvert d’où son succès. Mais qu’en est-il vraiment ?

Notre vie s’ingénie à créer cet espace qui nous flatte et dans lequel nous cachons les obstacles sans comprendre que ce sont eux qui nous font vivre. On se pare des mille facéties que les autres attendent de nous. On baigne dans des certitudes valorisantes. Et la réalité se plie généreusement à ce monde virtuel que nous faisons nôtre. Il faut beaucoup de mauvaise foi et d’égoïsme pour croire en soi, mais il en faut plus encore pour ne pas y croire.

Si nous cherchons l’assentiment des autres, nous détestons le monde de la généralité, un monde pour tous où chacun perd sa personnalité. Si nous avons besoin de généralité pour nous sentir reconnue, nous avons besoin de nous personnaliser sans cesse en fondant notre différence. Je suis pareille que toi, donc je suis différente est le paradoxe dans lequel nous nous débattons tous pour tenter de faire valoir notre singularité au monde.

Dans un monde d’incompréhensions mutuelles, le jugement reste le moyen le plus abordable pour exister. Juger, c’est donner un sens au monde selon un ordre et une morale (un réalisme) qu’on prétend maîtriser. On valorise en espérant un effet miroir, mais le phénomène inverse est fréquent. On dévalorise l’autre en espérant se valoriser soi-même. Pour cela, il faut passer maître dans l’art de la révélation calomnieuse nécessitant de manier la louange. Les contraires s’alimentent sans fin et là où il n’y a pas de louange, il n’y a pas de calomnie.

La calomnie est l’arme des médiocres. Elle est simple à mettre en oeuvre et son effet est redoutable. C’est incroyable ce que l’on peut dire de mal des gens que l’on ne connaît pas. C’est fou ce que l’on peut être réceptif à toute cette haine se déversant sur une victime n’ayant aucun moyen de se défendre ne sachant de quoi il retourne. Plus on essaye de se défendre d’une calomnie plus elle semble trouver son fondement.

La calomnie ne repose pas tant sur un mensonge que sur ce besoin de haïr qui existe en chacun de nous, histoire d’alléger nos échecs. Il suffit de la répéter pour lui donner un air de vérité et pour cela, il faut trouver ceux qui sont prêts au même ressentiment, ce qui ne manque pas dès que l’on lorgne quelqu’un d’un peu célèbre. L’opinion est un ragot quand elle ne repose sur rien. La calomnie concerne tout le monde, mais elle se délecte d’une personnalité. Dire ce que l’on pense d’autrui procure une jouissance unique surtout si l’on sait se prémunir de son retour de volée.

Il faut juste saisir ce que réprouvent les gens autour de soi pour alimenter une jolie calomnie. Il suffit d’untel réunissant tout ce que nous avons envie de détester le plus. Pourquoi acceptons-nous chez certains ce que nous refusons chez d’autres ? Nous refusons des autres ce qui nous ressemble le plus, ce qui nous concurrence. On peut calomnier le premier venu, mais la calomnie a besoin d’intimité pour trouver le terreau nécessaire à son développement. Il y a des gens qui attirent la calomnie comme d’autres sollicitent les louanges, c’est ainsi, la tête de l’emploi est nécessaire à sa crédibilité. Elle ne convient pas à tout le monde, mais ceux qui ont gagné ce gros lot, ils en jouissent jusqu’à la fin de leurs jours.

La calomnie a son pendant, la gloire que l’on peut en tirer. En calomniant, on devient ce que l’on n’est pas, un centre d’intérêt. Plus la personne calomniée est valorisée, plus grande est la valorisation qu’on reçoit en retour. On accepte la calomnie tant qu’elle nous met en valeur, même si c’est de façon négative. Son effet est volatile même si elle peut être d’une efficacité redoutable en reposant sur une possibilité jugée comme probable. Elle n’est pas gratuite, pas plus pour celui qui la reçoit que celui qui la donne. Elle s’inscrit dans une stratégie de l’existence faite de malentendus sans fin.

Pourquoi sommes-nous si facilement victime de calomnie comme s’il ne suffisait que de la parole d’un pour en condamner un autre ? Pourquoi telle parole ne reposant sur rien peut prendre tant d’importance au point de la faire nôtre ? Pourquoi acceptons-nous de croire les autres quand ils disent du mal ? Pourquoi sommes-nous attirés par la calomnie comme des insectes par du miel ?

La mythomanie réelle est plus redoutable que la mythomanie imaginaire. Un écrivain invente son imaginaire. La société produit son univers en obligeant des personnes à occuper des postes et des fonctions auxquels ils ne sont pas forcément aptes. Le monde virtuel nous pousse vers des lumières offrant une image présentable de nous-mêmes, mais à quel prix, car dès que l’on entre dans le complaire, on est condamné au bon plaisir des autres. Le virtuel est immédiat, il n’a pas le temps de penser, ses effets sont puissants sans avoir le temps de les digérer. Il s’agit d’une machine effroyable avalant tout ce qui brille.

C’est un défaut pour lequel il faut avoir le plus d’indulgence. Après tout, sans un minimum de mythomanie, tout ce que l’on fait se réduit à du misérabilisme intellectuel. Quand on ne croit pas en soi, on ne fait rien, on ne s’en donne ni force ni courage. La mythomanie, forme aiguë de narcissisme, est un moteur utile s’il n’est pas outrancier. Avoir une haute opinion de soi est une folie, mais en avoir une trop basse est pire encore.

Nous sommes des mythomanes en puissance quand nous tendons vers cette complémentarité que nous ne possédons pas et dont nous avons besoin pour parfaire notre existence. Cette recherche de l’autre qui vient révéler l’être qui est en nous est le propre de toute humanité.

Nous vivons déjà dans un monde virtuel et plus la technologie se développe, plus notre monde se virtualise. Chacun, pensant en tirer avantage, laisse la machine virtuelle l’avaler. La première virtualisation que l’humanité opère est celle d’une valeur placée dans un objet et un concept. Si le monde virtuel est immatériel, sa matière est quantifiable. Que ce soit la mythomanie ou la calomnie, elles ne sont rien si elles ne sont pas partagées par au moins une autre personne et elles évoluent selon le nombre de personnes prêtes à les suivre.

La mythomanie intelligente n’est pas un monde d’exagération à laquelle personne ne veut croire, mais celui d’une banalité qu’on s’arroge pour la partager en s’en faisant le centre. Tout le monde exprime une opinion qu’on se sent obligé d’accepter en espérant qu’on en viendra à accepter la sienne avec autant de bonheur. La virtualité restitue ce qui fait notre réalité, un jeu de dépendances.

La calomnie se conjugue merveilleusement avec la mythomanie. Elles se renvoient sans cesse l’une à l’autre. Là où le monde réel place un frein aux divagations humaines, le monde virtuel semble en reculer les limites ouvrant la porte à toujours plus de calomnies et de mythomanies. D’autre part, le réel est empli de magie que le virtuel ne possède pas. C’est pourquoi il est indispensable de ne pas perdre de vue le vécu sans lequel le virtuel reste un pet de lapin.

Comments
6 Responses to “Le mythe du virtuel”
  1. VatElz dit :

    la provocation n’est pas qu’un manque de talent c’est surtout un moyen pour bousculer les malins et les forts du réel. C’est vrai qu’elle a moins de sens et d’ailleurs beaucoup moins de portée dans le virtuel

    • cieljyoti dit :

      tu as raison oui, mais je voulais dire que si le talent est toujours une provocation, la provocation facile qu’on trouve dans le virtuel est surtout là pour masquer un manque de talent, une façon d’attirer l’attention à soi et de faire du chiffre. j’ai l’impression que cette provocation facile, des petites phrases sans suite, frise souvent la calomnie, tu ne trouves pas ?

  2. M1 dit :

    Le virtuel n’est que la continuité du réel, tout comme le réel une continuité du virtuel. Ni mondes parallèles, ni deux mondes séparés, c’est un même monde …

    • cieljyoti dit :

      si tel est le cas, pourquoi y aurait-il un tel engouement pour le virtuel ? tu as parfaitement raison, l’humain reste le même, mais ne crois-tu pas que ses possibilités sont plus grandes dans le virtuel ? on reste passif devant une téléviseur, dans le virtuel, on peut donner son avis, voire participer à un débat, on a l’illusion de devenir actif. tout le monde peut rédiger un blog, mais combien peuvent être éditer ? cela dit, suis d’accord avec toi quand tu dis que les deux mondes sont le même

  3. M1 dit :

    Parce que le virtuel ne l’est plus vraiment ! il fait partie de notre vie ! Il peut même changer nos vies tellement ces possibilités sont grandes, énormes même ! Je te donne un seul exemple que j’ai vécu, irl et sur le 2.0 : la révolution tunisienne, internet à été beaucoup plus efficace que les armes d’un dictateur, et si aujourd’hui la tunisie est une démocratie où la liberté d’expression est garantie, c’est bien grâce à internet …

    • cieljyoti dit :

      désolée, je n’avais pas vu la réponse. que le virtuel puisse changer notre vie, après tout pourquoi pas ? en Tunisie, c’est super qu’internet ait pu avoir une action. en Chine, où internet est contrôlé par l’état, jusqu’à présent on en mesure très mal l’effet. j’ai l’impression que dans un monde où les gens se sentent de plus en plus seul, le virtuel gagne en puissance, c’est sûr. je ne cherche pas à nier l’influence du virtuel, juste je m’interroge sur sa réelle portée

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